INTRODUCTION À L’OEUVRE D’ÉCONOMISTE DE MAURICE ALLAIS
VISION SYNTHÉTIQUE ET GERMES DE RENOUVEAU
Par Bertrand Munier
Ursula Hicks racontait volontiers qu’à peine la Libération de 1945 arrivée, au milieu de tant de réunions publiques échauffées qui agitaient alors les propositions de reconstruction économique et politique de la France, que la Seconde Guerre Mondiale avait laissé dans un triste état, elle fut conduite avec son mari vers une salle parisienne. Dans celle-ci se mêlaient ouvriers, employés, badauds, officiers et soldats de retour du front, venus écouter un jeune conférencier, passionné et volubile, qui expliquait qu’il faudrait désormais gérer l’économie française selon les enseignements à retirer de l’analyse de l’équilibre général économique, à commencer par la question de la détermination du taux d’intérêt. C’était Maurice Allais[1]. L’anecdote est non seulement amusante, mais elle illustre le vrai projet de notre auteur : procéder à une analyse scientifique des phénomènes observables en vue de l’action la plus concrète. C’était d’ailleurs ce qui avait motivé l’intérêt pour l’analyse économique de ce jeune polytechnicien : le triste spectacle des files d’attente devant les soupes populaires de l’Armée du Salut dans les Etats-Unis de 1933. Pour mener à bien son projet, Maurice Allais décida dès le départ de respecter une méthode : n’appuyer son raisonnement que sur des modèles eux-mêmes appuyés sur l’observation, éventuellement médiatisée par l’introspection (d’où l’acceptation de l’expérimentation comme source d’information au-delà des seules données statistiques). Cette méthode fait écho à une pratique scientifique répandue depuis la psychologie expérimentale jusqu’à la physique, expérimentale et théorique – deux disciplines dont Maurice Allais, économiste, a fait le plus grand cas dans ses recherches. Sa conviction profonde a toujours été que « l’analyse des sociétés requiert à l’évidence une synthèse de toutes les sciences sociales : économie politique, droit, sociologie, histoire, géographie et science politique »[2]. Quant à ce qu’il appelait, suivant une terminologie initiée par Léon Walras, l’Economie Pure, elle relève de méthodes qui peuvent être communes à diverses sciences, celles que l’on vient de citer et d’autres. Comme en Physique, il convient donc de chercher à mettre en évidence les constantes économiques les plus universelles possible. Ainsi la théorie du risque en économie est-elle liée dans l’esprit de Maurice Allais à la psychologie, certes, mais aussi à la conception du monde physique ; ainsi la théorie de l’équilibre général est-elle liée à la théorie du risque, mais aussi au cycle de vie des générations humaines, etc. « Aucune solution ne peut être trouvée aux problèmes économiques en ne s’appuyant que sur la théorie économique et les aspects quantitatifs de la vie en société » (ibid°).
C’est donc en s’appuyant sur cette vision multidisciplinaire d’ensemble que l’on procèdera pour exposer dans leurs grandes lignes les analyses de Maurice Allais sur la théorie du risque, sur l’équilibre économique général, sur la théorie du capital, l’analyse monétaire, l’indexation, les fluctuations et la croissance, l’intégration économique régionale, parmi tant d’autres que l’on peut retenir de son œuvre. Les questions que ces théories soulèvent aujourd’hui pourront être examinées chemin faisant.
De par l’autorité incontestable d’économiste mathématicien acquise par la publication d’une telle œuvre, Maurice Allais s’est trouvé en situation de pouvoir faire une critique sévère et pertinente de l’abus des outils mathématiques dans l’analyse économique contemporaine. Dans sa conférence Nobel, il souligne qu’ « en aucun cas l’emploi des mathématiques ne doit être considéré comme une garantie de qualité. Les mathématiques ne sont et ne peuvent être qu’un moyen d’expression et de raisonnement. La substance même sur laquelle l’économiste travaille reste économique et sociale. En fait, il faut absolument éviter le développement d’un appareil mathématique complexe lorsqu’il n’est pas strictement indispensable. Le véritable progrès ne consiste jamais dans l’exposé purement formel, il consiste toujours dans la découverte des idées directrices qui sont à la base de toute démonstration. Ce sont ces idées de base qu’il convient d’expliciter et de discuter ».
Sans doute le lecteur d’aujourd’hui se demandera-t-il s’il y a encore un intérêt à lire – ce qui n’est pas toujours très facile – les contributions de Maurice Allais. S’il a été un remarquable précurseur, les auteurs actuels n’ont-ils pas intégré les apports de Maurice Allais dans leurs analyses ? Dès lors, pourquoi se donner la peine de lire cet auteur, quelque grand qu’il ait pu être ?
Si les choses étaient aussi simples, cette intégration des idées et des modèles de Maurice Allais par un grand nombre d’autres auteurs aurait sans doute été faite dès le début des années Cinquante. Or, comme on le verra, cela n’a pas été le cas, ou du moins cela ne l’a été que sur certains points, très progressivement et avec énormément de retard. En réalité, aujourd’hui encore, beaucoup d’idées émises par Maurice Allais dans le demi-siècle qui a suivi son extraordinaire ouvrage séminal sont encore à extraire des écrits de cet immense auteur, sur lequel circulent des clichés et des préjugés qui n’honorent guère leurs auteurs.
Paul Samuelson (1984) a écrit « Maurice Allais est un jaillissement de découvertes originales et indépendantes. Si les premiers écrits d’Allais avaient été publiés en Anglais, une génération entière de la théorie économique se serait développée différemment ». Les jeunes générations trouveront, aujourd’hui encore et pour longtemps sans doute, dans la lecture de cette œuvre multiforme, qui se rattache à la grande tradition des Lumières, matière à renouveler l’analyse économique et sociale une nouvelle fois. On ne peut que souhaiter qu’un nouvel auteur de la dimension et de la trempe de Maurice Allais soit en germe parmi eux. Espérons que les années à venir en porteront le témoignage.
[2] Phrase extraite du texte « Reality is Interdisciplinary », American Journal of Economics and Sociology, 52, N°1 (Janv. 1993), p. 62.