Par Bertrand Munier
Pour Maurice Allais, les trois plus grands économistes étaient Vilfredo Pareto, Irving Fisher et Léon Walras (dans cet ordre). On ne s’étonnera donc pas que, s’attachant à reconstruire sur des bases nouvelles l’analyse économique, entre 1941 et 1947, Maurice Allais se soit concentré sur l’équilibre général introduit par Walras et revu par son successeur à Lausanne, Vilfredo Pareto. Mais on sait moins qu’à la lumière de l’expérience, Maurice Allais ait ensuite entrepris de qualifier et de modifier cette remarquable première contribution en offrant une seconde conception de l’analyse économique à travers une théorie générale des surplus et de l’économie de marchés (noter le ‘s’).
I. La reconstruction de l’analyse économique (1943-1947)
Trois ouvrages ont marqué cette période essentielle dans la formation de la pensée de Maurice Allais :
- Le monumental Traité d’Economie Pure, publié[1] en 1943 par les Ateliers Industria, sous le titre A la Recherche d’une discipline économique puis sous le titre de Traité d’Economie Pure, en 1952 par l’Imprimerie Nationale (avec une longue Introduction générale de 63 pages), ouvrage difficile, technique, dans lequel Maurice Allais décrit les comportements élémentaires de consommation et de production ainsi que les états du système économique auxquels ils conduisent. Il s’attache ensuite aux propriétés de ces états et démontre, pour la première fois de façon rigoureuse :
- Qu’un état d’équilibre est nécessairement de rendement social maximum (ou, dans une terminologie plus répandue, optimal au sens de Pareto) sous des hypothèses assez générales mais pour une répartition des revenus donnée (théorème dit ‘direct’ de la Nouvelle Economie de Bien-Être) ;
- Qu’un état optimal au sens de Pareto peut être atteint, sous des conditions plus restrictives, comme état d’équilibre si l’on gère l’économie de façon décentralisée par un système de prix. Ce « second théorème de l’Economie de Bien-être » fournit au Printemps de Prague la base de son programme économique et politique, jamais mis en œuvre pour les raisons que l’on sait. La démonstration utilisée pour le démontrer par Maurice Allais a été formulée de façon tout à fait nouvelle et peut être rapprochée de la deuxième méthode de Lyapunov.
- Un ouvrage de taille plus modeste, qui reprend l’essentiel des résultats qui viennent d’être rappelés ici sous une forme plus ramassée, Economie Pure et rendement social, publié en 1945. Cet ouvrage sera complété quelques années plus tard (1953) par un article publié dans Econometrica, «L’extension des théories de l’équilibre général et du rendement social au cas du risque», article qui tire parti des développements de la théorie du risque, dont on fait état ailleurs dans ce site.
- Enfin un ouvrage d’une importance décisive, Economie et Intérêt, publié en 1947 par l’Imprimerie Nationale en deux tomes (800 pages environ au total) qui introduit une idée majeure dans l’analyse économique, celle des générations imbriquées, idée qu’on attribue souvent – à tort – à Samuelson (1958) dans un article de 11 ans postérieur. Il s’agit de faire une constatation apparemment simple : dans une même économie coexistent des générations différentes, dont les caractéristiques de fortune, de revenu, etc. ne sont pas les mêmes aujourd’hui et ne le seront pas demain. Maurice Allais reprend alors les principaux thèmes de l’ouvrage précédent, mais en mettant le projecteur sur la dynamique économique et le rôle que joue la détermination du taux d’intérêt dans cette dynamique sociale. Il y relève en particulier que la coexistence de générations différentes appelle une régulation de la part de l’Etat – les limites de l’économie de marché sont ici atteintes – qui contribue à déterminer un niveau adéquat du taux d’intérêt. En particulier, il y démontre que, dans une économie stationnaire, celui-ci doit être égal à zéro. C’est la première formulation de ce que l’on appellera plus tard la « règle d’or », attribuée – encore une fois à tort – à Phelps (1960), selon laquelle le taux d’intérêt « pur » doit être égal, pour assurer l’optimum, au taux de croissance soutenue de l’économie. En passant, Maurice Allais formule, dans une note de bas de page de l’ouvrage, le modèle d’encaisse monétaire que l’on appellera plus tard le modèle « d’encaisse de transaction » dont la paternité est reconnue – à tort derechef – à William Baumol (1952)[2].
Les trois ouvrages que l’on a évoqués très brièvement ici constituent un ensemble remarquable. C’est cet ensemble précis que le Jury Nobel a tenu à récompenser en 1988. Lors de la remise du Prix, Ingemar Stahl en donnait la présentation suivante : « En 1943, durant les années noires de l’occupation nazie, un travail remarquable de théorie économique fut publié en France. Son titre était « A la Recherche d’une discipline économique ». Si l’on y adjoint une nouvelle étude approfondie publiée en 1947 et intitulée Economie et Intérêt, le travail de 1943-1947 constitue la description mathématique d’une économie de marché la plus complète, la plus rigoureuse et la plus générale que tout ce que les économistes scientifiques avaient publié auparavant et aussi que les publications de la même époque de l’économiste britannique John Hicks et de l’américain Paul Samuelson ».
II. La théorie générale des surplus et l’économie de marchés (1967-)
Dès l’ouvrage fondateur de la période précédente – que l’on désigne désormais ici sous le nom de Traité d’Economie Pure – Maurice Allais avait introduit une notion de « surplus » ou de « perte » économique qui généralisait les notions de « surplus du consommateur » précédentes (dues à Marshall – en équilibre partiel – et à Hicks). Ces notions ont un intérêt immédiat pour caractériser les états optimaux au sens de Pareto. Mais leur signification pour la notion d’équilibre économique a permis à Maurice Allais d’apporter une généralisation originale de la modélisation des comportements économiques qui ouvre sur les théories des marchés et de leurs microstructures développées plus tard.
C’est à partir des difficultés liées au calcul des coûts marginaux dans diverses études sur les transports (1947, 1964) que Maurice Allais remettra en cause la construction de l’économie néo-classique de la tradition Walrassienne. Dans l’apologue du « voyageur de Calais », il interroge : combien coûte le transport en train d’un voyageur de Calais à Paris ? Le contrôleur du train répond : presque rien, qu’un compartiment ait ou non une place inoccupée ne change guère les coûts encourus par la société de transport ferroviaire. Le chef de train répond que c’est une fraction 1/n de ce que coûte l’ensemble n des places disponibles dans un wagon, car si, une fois le wagon rempli, le nombre de passagers augmente encore, il faudra un wagon de plus… Le chef de train va plus loin, car il remarque qu’on ne peut pas augmenter indéfiniment le nombre de wagons que tire une motrice : au-delà d’un nombre w de wagons, il faudra donc une autre motrice. La place coûte donc (1/n)x(1/w) au total. Mais le chef de réseau n’est tout de même pas satisfait, car on ne peut pas faire circuler un nombre indéfini de trains sur une même voie et, au-delà d’un nombre t de trains, il faut doubler la voie. La place coûte donc, de son point de vue, (1/n)x(1/w)x(1/t)… Et encore faut-il qu’à chaque wagon corresponde un prix unique, à chaque motrice aussi, à chaque voie également…
Comme cet exemple le montre, on peut avoir des doutes sur l’hypothèse de convexité générale des fonctions de coût total et marginal, hypothèse sans laquelle l’équilibre économique Walrassien n’est pas défini, au moins à court terme. On peut aussi avoir des doutes sur l’unicité à tout moment du système des prix… D’où une communication de Maurice Allais à Milan (1967) puis un article dans la Revue d’Economie Politique (1971) et enfin l’ouvrage de la Théorie Générale des Surplus (1981), réédité depuis.
Maurice Allais observe que la littérature s’est trop concentrée sur l’équilibre, son existence et ses implications pour la gestion de l’économie, alors que ces implications sont soumises à des hypothèses très restrictives, en particulier celle de l’unicité du prix de chaque chose et celle de la convexité des fonctions de coût – au moins au-delà d’un certain seuil de niveau d’activité. En réalité, note Maurice Allais, l’analyse des processus par lesquels on parvient – ou non – à un équilibre économique est d’un intérêt bien supérieur. La dynamique économique est d’abord une suite de déséquilibres avant que l’on ne parvienne – peut-être – à un état d’équilibre.
On tire alors parti de la notion de perte ou de surplus : Maurice Allais considère que c’est la recherche des surplus réalisables, leur exploitation et leur répartition qui est le primum movens de l’activité économique. Il observe aussi que la définition du surplus distribuable ne fait appel ni à une condition quelconque de convexité ni à une condition quelconque d’unicité des prix. On peut alors substituer à la vision Walrassienne de l’économie de marché (soumise à convexité générale et unicité du système de prix) « le modèle d’une économie de marchés, où toutes les transactions se font (entre deux ou plusieurs acteurs) à des prix spécifiques », non nécessairement identiques d’une transaction à l’autre ni d’un sous-ensemble d’acteurs à un autre. Néanmoins, Maurice Allais est en mesure de démontrer :
(1) Que tout état optimum au sens de Pareto est un état de perte nulle lorsqu’aucune contrainte autre que « naturelle » (demande globale de tout bien au plus égale à la disponibilité de ce bien dans l’économie) n’intervient ;
(2) Que toute décision économique non susceptible de dégager un surplus est à éviter ;
(3) Que, si des contraintes supplémentaires aux contraintes « naturelles » s’imposent (on peut ici faire se rejoindre la théorie de l’optimum de second rang et quantités de théories sociologiques voire cognitives), choisir la moindre perte à partir de la situation où l’on se trouve sera toujours un critère d’action justifié ; (4) Que les processus économiques sont précisément constitués d’ensembles d’échanges spécifiques effectifs du type de ceux que l’on vient d’évoquer (Maurice Allais prend ici ses distances avec le « tâtonnement » Walrassien et se rapproche des concepts Keynésiens « effectifs » par opposition aux concepts Walrassiens « notionnels ») ;
(5) Que tous ces processus se déroulent en général dans un univers de prix multiples, fût-ce au même moment et en un même lieu, pour un même bien ou service ;
(6) Que l’équilibre économique est atteint lorsqu’aucun surplus n’est plus libérable parmi les états réalisables du système économique, et qu’alors seulement le système des prix peut être considéré comme unique ;
(7) Et qu’enfin tout équilibre ainsi défini correspond à une situation d’efficacité économique maximale.
Ce dernier résultat peut être vu comme une nouvelle démonstration du premier théorème de l’économie de bien-être, initialement démontré – sous des conditions beaucoup plus restrictives – par Pareto en 1914. Mais il peut aussi être vu, si des contraintes non naturelles (et éventuellement non économiques) sont imposées, comme une nouvelle démonstration de l’optimum de second rang de Lancaster (1956), rien n’impliquant en effet, dans un tel cas, que la réalisation d’une condition supplémentaire des conditions de l’optimum Parétien ne corresponde à la perte minimale réalisable à partir de l’état présent de l’économie, c’est-à-dire ne « rapproche » l’état de l’économie d’un optimum atteignable. On conviendra que l’économie de marchés (noter le ‘s’) est une généralisation considérable de l’analyse économique néo-classique.
Ici se trouve encore un gisement de recherches possibles : Comment caractériser, à partir d’une situation initiale de propriété des biens et services, les états d’équilibre possibles ? Comment caractériser des séquences de passage d’un état réalisable à un autre pour atteindre – au prix de déséquilibres successifs en général – un état d’équilibre économique et donc de rendement social maximum (d’efficacité sociale maximale ou d’optimalité Parétienne ou, plus souvent, d’optimum de second rang) ? Etc. Les « idées de base » sont ici en place, la construction d’un édifice intellectuel alternatif à la théorie Walrassienne est remarquablement avancée par Maurice Allais… Mais cette version de la dynamique d’une économie capitaliste décentralisée reste à compléter.
Ainsi la contribution de Maurice Allais à l’analyse économique est-elle à la fois multiforme et cohérente et contient-elle en puissance les germes d’un renouveau que beaucoup attendent. Rappelons les mots du Gouverneur de la banque Centrale Européenne dans son discours d’ouverture du Colloque de la Banque Centrale Européenne (Francfort, 18 novembre 2010) : « When the Crisis came, the serious limitations of existing economic and financial models immediately became apparent Macro models failed to predict the crisis and seemed incapable of explaining what was happening to the economy in a convincing manner. As a policy-maker during the crisis, I found the available models of limited help. In fact, I would go further : in the face of the crisis, we felt abandoned by conventional tools. In the absence of any clear guidance from existing analytical frameworks, policy-makers had to place particular reliance on experience ». On ne saurait être plus éloquent.
Les travaux récents d’économie et de finance sur la microstructure des marchés sont sans doute l’une des voies de recherche qui prolongent les efforts d’Allais que l’on vient de rappeler, en prenant en quelque sorte le problème par le même bout de la lorgnette – celui de la technologie des échanges de marchés individuels, pour remonter éventuellement vers les états réalisables de l’économie, etc. Et il s’agit sans doute de l’une des voies susceptibles d’éclairer la vision Allaisienne du monde capitaliste actuel. Il y en a d’autres… Jeunes chercheurs, à vos écrans et claviers !
[1] Le mot devrait être mis entre guillemets : un modeste duplicateur à Alcool fut le principal équipement utilisé pour cette « publication ». On était en temps de guerre et donc de pénurie.
[2] Ces erreurs sur la paternité scientifique des contributions citées ont été reconnues, suite à la publication de l’ouvrage de Boiteux, Montbrial et Munier (eds., 1986) par l’ensemble des pères jadis présumés, qui ont admis avec beaucoup de gentillesse la précédence d’Allais.