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Indexation des créances

L’indexation des créances selon Maurice Allais  

Par Sylviane Guillaumont Jeanneney

Il y a plus de trente ans que Maurice Allais s’est fait l’ardent défenseur de « l’indexation des  engagements sur l’avenir » sur le niveau général des prix. Il y a consacré en 1976 de longs développements dans un article d’Economies et Sociétés « Inflation, Répartition des revenus et Indexation, avec référence à l’économie française 1947-1975 » (1976) et a renouvelé la démonstration dans son célèbre ouvrage L’impôt sur le capital et la réforme monétaire (1977). Il a repris le combat après avoir reçu le Prix Nobel d’Economie dans un livre consacré exclusivement à ce sujet, Pour l’indexation (1990). C’est dire quelle importance il attachait à cette question d’un point de vue théorique et pour l’avenir économique et social de la France.

Certes, Maurice Allais ne fut pas le premier à défendre l’indexation des emprunts. Au 19ème  siècle on peut citer W. Bagehot, Joseph Lowe et William S. Jevons (voir Garcia et van Rixtel, 2007) et au 20ème siècle, comme le souligne Maurice Allais lui-même dans Pour l’indexation, des économistes aussi célèbres que Alfred Marshall, John Maynard Keynes et Milton Friedman.  Au même moment que Maurice Allais, plusieurs économistes français engagés dans l’action (et que cite Maurice Allais), ont plaidé la cause de l’indexation des créances :  Etienne Hirsch, ancien Commissaire Général au Plan et ancien Président de l’Euratom  (Le Monde 8 octobre 1969), Jean-Marcel Jeanneney, ancien Ministre, professeur d’économie à la Faculté de Droit de Paris (Le Monde, 19 février et 22-23 septembre 1974) et Marcel Boiteux, Directeur général d’Electricité de France (Le Figaro, 11mai 1975) puis Président d’honneur du Conseil d’administration  de cette même entreprise (Le Figaro, 11 Mai 1975 et 29 octobre 1990). J’ai moi-même en 1975 défendu l’idée que l’indexation des créances pouvait être un élément de la politique de lutte contre la « stagflation » qui caractérisait la conjoncture économique de l’époque (Revue d’économie politique 1975) et élargi l’analyse dans Pour la politique monétaire, Défense d’une mal aimée (1982).

Cette abondance de prises de position en faveur de l’indexation, en particulier de l’indexation des créances, s’explique par la situation particulière de la France où l’indexation des engagements sur l’avenir a été prohibée par l’ordonnance du 30 décembre 1958 à l’exception de celle du SMIG. Mais cette ordonnance a été corrigée par celle du 4 février 1959[1] qui a autorisé les indexations sur des indicateurs spécifiques en « relation directe avec l’objet du contrat ou l’activité d’une des parties » (comme par exemple un indice de la construction pour l’indexation des loyers),  de telle sorte que c’est essentiellement l’indexation des créances qui était interdite puisque le salaire minimum demeurait indexé et que cette indexation entraînait de facto celle des salaires plus ou moins proches de celui-ci. Pourtant à l’époque la principale raison avancée contre l’indexation des créances sur le niveau général des prix était qu’il aurait été politiquement difficile de supprimer l’indexation des salaires si l’on avait accepté celle des actifs financiers, outre le fait que son acceptation aurait manifesté que le gouvernement n’était pas vraiment décidé à lutter contre l’inflation[2].

La spécificité de l’analyse de Maurice Allais est d’avoir préconisé une indexation « obligatoire » de « tous » les engagements sur l’avenir au-delà d’un an  sur un « même indice de prix ». Maurice Allais voulait une indexation extrêmement générale s’appliquant aussi bien aux prêts et emprunts qu’aux contrats de salaire et aux autres revenus tels que fermages, loyers, rentes viagères etc. La base de référence suggérée était le déflateur du produit national brut, l’important étant que la référence soit la même pour tous les contrats et reflète bien un niveau général de prix[3].

Les raisons de l’indexation selon Maurice Allais

L’argumentation de Maurice Allais repose à la fois sur des considérations d’éthique et d’efficacité économique. Pour Maurice Allais l’économie de marchés est certes une condition de l’efficacité économique, mais elle « ne peut être réellement acceptable que si elle respecte un minimum de principes éthiques » (Pour l’indexation p. 82). Maurice Allais a longuement exposé (dans L’impôt sur le  capital et la réforme monétaire aux chapitres VI et VII) l’iniquité de l’inflation dont  l’effet majeur est de permettre une répartition des revenus qui serait tout à fait impossible dans une situation de stabilité des prix.  Le résultat de l’indexation est équivalent à celui d’une monnaie de valeur stable, « tout en éliminant les effets pervers d’une telle stabilité quant à une possible thésaurisation de la monnaie, puisque les encaisses ne seraient pas indexées » (Pour l’indexation  p. 46). Elle serait fondamentalement réductrice d’incertitude sur l’avenir et serait ainsi génératrice d’efficacité dans le fonctionnement de l’économie de marchés. Elle permettrait notamment d’accroître le volume de l’épargne et d’améliorer la qualité des investissements. Enfin elle réduirait les causes majeures de l’inflation qui résident dans les gains attendus de celle-ci par les gagnants de l’inflation. Sa démonstration est particulièrement vigoureuse quant au refus d’indexer les créances. Ainsi écrivait-il : « Le refus d’une indexation obligatoire en valeur réelle des emprunts et des dettes revient à dire qu’il convient d’admettre un transfert continu de richesses aux dépens des épargnants et au profit des emprunteurs. C’est là admettre que le fonctionnement de l’économie doit reposer sur une escroquerie permanente dont les prêteurs sont les victimes, et vouloir la maintenir serait tout à fait immoral  et éthiquement inadmissible. En clair le refus de l’indexation ne peut avoir d’autre signification que l’institutionnalisation du vol. Si par contre il y a déflation la situation est inversée, et ce sont les débiteurs qui sont spoliés et les créanciers qui sont indûment avantagés. La situation reste tout aussi inique » (Pour l’indexation, p.64).

Les arguments développés par Maurice Allais quant à l’impact potentiel de l’indexation sur l’épargne n’ont certes rien perdu de leur actualité. « Il est certain, écrit-il, que l’indexation des créances  et des obligations  stimulerait considérablement l’épargne par la sécurité qu’elle donnerait aux épargnants. A l’heure actuelle, il n’existe aucun placement permettant de faire réellement face aux problèmes de la vieillesse…En réalité tous les besoins de la vieillesse sont aujourd’hui tout à fait sous-estimés. Nous vivons dans une société où les enfants adultes des personnes âgées ou très âgées ont eux-mêmes des charges qui sont de plus en plus lourdes, peu de temps disponible, des locaux qui ne sont pas suffisamment grands. La prise en charge des gens âgés pose une question à laquelle nous devons absolument donner une réponse appropriée. Il est certain que les cotisations obligatoires de la sécurité sociale ne sauraient suffire… Il convient de favoriser l’épargne volontaire que les adultes peuvent se constituer en vue de leur vieillesse. Mais il faut pour cela que l’épargne de long terme, voire de très long terme, ne soit pas spoliée, et on en revient à l’indexation »[4].

Les deux points de la démonstration de Maurice Allais qui ont suscité le plus de contestations sont l’extension de l’indexation aux salaires et l’obligation d’indexation. En effet la crainte de beaucoup d’économistes a longtemps été que l’autorisation d’indexer les créances exerce un effet de contagion sur les salaires de telle sorte que l’inflation serait autoentretenue par la hausse automatique des salaires (ou « l’échelle mobile des salaires »). Certes l’indexation des salaires n’est souhaitable selon Maurice Allais que si « elle porte sur une période de temps limitée à l’expiration de laquelle chaque partie reprenant sa liberté, les termes du contrat de salaire pourraient être reconduits ou modifiés ». Ce point est tout à fait essentiel dans la pensée de Maurice Allais, qui oppose l’indexation automatique des salaires, effectivement source potentielle d’inflation, à l’indexation contractuelle, permettant une adaptation périodique des salaires réels en fonction de l’évolution de la productivité (Pour l’indexation, p. 30-31). Mais la possibilité de modifier périodiquement les termes réels d’un contrat de travail peut paraître utopique. Comme l’écrivait Marcel Boiteux (ardent défenseur de l’indexation des créances) après la parution de Pour l’indexation , « les organisations syndicales peuvent difficilement admettre une réduction avouée des hausses de salaires….L’accord salarial purement indexé risque de conduire à des reconductions difficilement maîtrisables. C’est alors l’indexation automatique des hausses de salaire devant laquelle aucune monnaie ne peut résister.»[5]. L’indexation des créances et celle des salaires « ne relèvent pas de la même logique puisque la première est relative à un stock (une  créance) dont il s’agit de préserver la valeur et la seconde est relative à un flux dont il est souhaitable qu’il garde une certaine flexibilité »[6]. Maurice Allais reconnaît d’ailleurs  « qu’économiquement il n’y a aucune liaison nécessaire entre l’indexation des salaires et l’indexation des dettes. L’une et l’autre indexation peuvent être appliquées très utilement tout à fait indépendamment l’une de l’autre.»[7].

Quant à l’obligation d’indexation, elle se justifie par l’importance des enjeux de la réforme monétaire préconisée. A cette obligation était associé l’usage d’un même indice de prix de référence dans tous les contrats, car l’utilisation de références spécifiques pour les loyers, les rentes, les fermages, le SMIG… est une source de distorsions.

L’obligation d’indexation fut particulièrement contestée par les financiers qui soutenaient que l’indexation des créances serait inutile, en raison des innovations financières, taux d’intérêt variables ou révisables et opérations à terme sur créances, qui selon eux protégeraient avec plus de souplesse les contractants de l’incertitude sur les taux d’intérêt et l’inflation futurs. C’est ce point de vue qui explique sans doute que les crédits bancaires indexés, contrairement aux obligations, n’aient pas connu de développement. La question essentielle est de savoir si « les nouveaux instruments financiers permettent de se garantir efficacement contre les variations de la valeur réelle de la monnaie », principalement la pratique des taux d’intérêt variables ou révisables, indexés sur un taux de marché. Cette question a été évoquée par Maurice Allais dans Pour l’indexation (51-52). « Les emprunts à taux d’intérêt variable, ou révisable, écrit-il, ne peuvent être considérés comme des substituts valables aux emprunts indexés en principal et en intérêt. L’expérience montre en effet que contrairement à une opinion commune le taux d’intérêt ne s’établit pas à un niveau compensant l’inflation. Puis-je rappeler ici qu’au vu des données empiriques Irving Fischer a dû réviser sa théorie initiale de la liaison du taux d’intérêt et du taux de hausse des prix ».  Maurice Allais ajoute en note (n° 28) que la raison avancée « vient appuyer l’argumentation de Sylviane Guillaumont Jeanneney (Annexe V de Pour l’indexation), argumentation à laquelle je m’associe entièrement ». En termes brefs l’argumentation est la suivante.[8]

L’indexation des créances (au sens strict du terme) consiste à modifier la valeur de remboursement de la créance en fonction d’un indice du niveau général des prix et à appliquer le taux d’intérêt fixé dans le contrat de prêt au montant de la créance réévalué de la même façon chaque année. Cette technique revient en fait à déterminer directement dans le contrat le taux d’intérêt réel au lieu du taux d’intérêt nominal[9]. La pratique des taux d’intérêt variables consiste dans une indexation du taux d’intérêt du prêt (et non de la valeur de la créance) sur un taux d’intérêt de marché (et non sur le taux d’inflation). Si le taux du marché choisi comme référence évolue en fonction du taux d’inflation anticipée, cette pratique revient à indexer le taux d’intérêt sur le taux d’inflation anticipée[10]. On distingue les taux d’intérêt variable et révisable. Dans le premier cas l’intérêt dû est calculé quelques jours avant l’échéance, dans le second l’intérêt est calculé avant qu’il ne commence à courir, soit un an avant, le principe de base de l’indexation demeurant le même.

Bien que la pratique des taux d’intérêt variable ou révisable soit souvent assimilée à l’indexation des créances, les conséquences des deux procédures sont dissemblables, notamment quant à l’échéancier ou calendrier du service de la dette.  Avec l’indexation des créances proprement dite, la charge de la dette exprimée à prix constants, présente le même profil temporel qu’en situation de stabilité monétaire, quelle que soit l’inflation. En revanche avec l’indexation des taux d’intérêt (taux variable ou révisable) la charge de la dette exprimée là encore à prix constants est alourdie les premières années et allégée dans les années terminales, d’autant plus que l’inflation est forte et que le taux d’intérêt de marché servant de référence est donc élevé[11]. Ainsi la hausse du taux d’intérêt consécutive à l’inflation change la nature de l’intérêt versé : celui-ci n’est plus seulement le revenu de l’argent prêté, il devient pour partie un remboursement anticipé de l’emprunt contracté. On comprend dès lors que des entreprises hésitent à financer de cette manière des investissements à rentabilité lointaine face à l’incertitude sur l’inflation et les taux d’intérêt futurs, et que des emprunteurs imprudents ou mal informés puissent se retrouver dans l’incapacité d’assurer le service de leur dette. Les risques encourus par les petits épargnants et les petits emprunteurs (notamment les ménages qui empruntent pour acheter un bien immobilier) sont d’autant plus grands que les produits financiers se sont complexifiés avec les systèmes mixtes (taux fixes et taux variables), et les produits dérivés (swaps et marché d’options).

Les opérations à terme sur créances, qu’elles se réalisent de gré à gré ou sur le marché à terme d’instruments financiers (MATIF[12]), permettent à un prêteur ou un emprunteur de s’assurer contre une variation du taux d’intérêt non anticipé par le marché en se couvrant à terme, c’est-à-dire en faisant une opération inverse de celle pour laquelle il est engagé : un prêteur vend à terme une créance, un emprunteur l’achète, pour un prix convenu à l’avance. Dans la mesure où les fluctuations du taux d’intérêt reflètent les variations de l’inflation, les opérations à terme permettent de se protéger de la dépréciation des créances due à l’inflation[13]. Ce mécanisme rencontre toutefois deux limites sévères. Comme dans le cas des taux d’intérêt variables le lien entre les taux d’intérêt du marché et le taux d’inflation est lâche et la protection dès lors incertaine;  les opérations à terme s’étendant en général sur un an au plus  doivent être périodiquement renouvelées. Comme le souligne Maurice Allais, elles sont complexes, coûteuses et ne sont pas à la portée des petites entreprises ou des ménages.

La fécondité de l’analyse de Maurice Allais

La réticence de nombreux économistes à l’indexation des salaires explique que celle-ci demeure en France prohibée, contrairement à d’autres pays comme par exemple la Belgique. Mais la prohibition de l’échelle mobile des salaires n’empêche pas que leur évolution des salaires soit en longue période corrélée étroitement à l’évolution du niveau général des prix, même si cette corrélation est perturbée lors des  périodes de blocage des salaires comme en 1982 avec la politique de rigueur de Jacques Delors. Bien que les clauses d’indexation sur un indice général des prix demeurent interdites, on les retrouve dans certaines conventions collectives, notamment dans les secteurs des industries chimiques et de textile (Blanchard et Sevestre, 1989).

Quant à l’interdiction de créances indexées, bien que l’ordonnance de 1958 n’ait jamais été formellement abrogée, elle a été très largement vidée de son contenu. Ainsi en 1998  l’Etat français lui-même a commencé à émettre des obligations indexées sur l’indice national des prix à la consommation. De plus, par dérogation à la disposition générale d’interdiction, l’indexation sur les prix à la consommation a été autorisée pour les créances et les instruments financiers à terme (2001), puis pour les prêts des établissements de crédit et de la Caisse des dépôts et consignation (2004)[14].

Ce revirement de la position française s’explique par la volonté des autorités gouvernementales de ne pas rester en dehors des pratiques internationales. Dans le contexte de désinflation des années quatre-vingt, plusieurs Etats avaient émis des obligations indexées dans le but de renforcer la crédibilité de leur engagement en faveur de la stabilité monétaire et de réduire le coût de la dette publique (au Royaume-Uni, en Australie, en Suède ou en Italie). La France est restée en dehors de ce courant. Ce ne fut plus le cas dans les années 1990 et 2000 où la plupart des Etats ont émis des obligations indexées dans un but de diversification des actifs financiers : le Canada (dès 1991), la Nouvelle-Zélande (1995), les Etats-Unis (1997), la France (1998),  la  Grèce et l’Italie (2003), l’Allemagne (2006) et naturellement le Royaume-Uni et l’Australie qui ont poursuivi leur programme antérieur d’émission.

A l’heure actuelle le marché américain des « Treasury Inflation-Indexed Securities » (TIIS) [15] est le marché le plus important des obligations publiques indexées, en termes de capitalisation boursière et de volume d’échanges, suivi de près par celui de la zone Euro qui, depuis 2003, a dépassé le marché du Royaume Uni et même, en termes d’émission de titres, le marché américain. Le développement des obligations indexées s’est accompagné de la création de produits dérivés: marché à terme, swaps et options (Garcia et van Rixtel 2007).

Cependant, il est frappant de constater que les titres indexés demeurent une faible part, bien que croissante, de la dette publique et se concentrent dans les échéances longues (dix ans ou plus). D’autre part, les émissions de titres privés sont de montant beaucoup plus faible et sont  principalement le fait d’institutions financières. Dans la  zone euro, en 2009, les encours de titres indexés, quelle que soit la monnaie d’émission, représentent 313 milliards d’euros[16], soit moins de 3 % de l’encours des titres à long terme (hors actions) et moins de 9 % des titres à taux variable. Enfin, la technique de l’indexation ne semble pas s’être étendue aux prêts des institutions financières, sans doute parce que ces dernières ont préféré utiliser d’autres instruments financiers censés protéger leur clientèle ou elles-mêmes de l’incertitude des anticipations d’inflation, notamment les taux d’intérêts variables ou révisables[17].

Si le débat sur l’indexation est ancien, il me semble qu’avec la crise financière et économique actuelle, cette question devrait susciter un regain d’intérêt. La critique que présenta Maurice Allais des innovations financières comme substituts de l’indexation des créances annonçait la crise des « subprimes », et son affirmation que l’internationalisation des marchés financiers et l’intensification  de la spéculation rendaient d’autant plus urgente la réduction de l’incertitude par l’indexation de tous les engagements sur l’avenir était prémonitoire. Les dérives du système financier qui ont mené à la crise actuelle sont souvent attribuées à la disparition d’un minimum d’éthique dans l’élaboration des produits financiers, et de manière plus générale dans la régulation du capitalisme [18].Comme l’écrivait Maurice Allais dès 1990, « il ne s’agit plus d’économie, mais de jeu au sein d’un vaste casino à l’échelle mondiale. La spéculation, qui dans un cadre institutionnel approprié serait fondamentalement stabilisatrice et utile, devient dans le cadre institutionnel actuel déstabilisatrice et nocive ». Après avoir condamné la cotation continue des cours, source d’instabilité, et les marchés à terme qui permettent de vendre ce que l’on ne possède pas et d’acheter sans payer, il conclut : « Si les créances et dettes étaient indexées en valeur réelle, les fluctuations de l’économie seraient bien plus réduites qu’elles ne le sont actuellement »[19]. On peut s’étonner que dans l’importante littérature consacrée aux origines et remèdes à la crise financière récente, la question de l’indexation des créances ne soit pas mentionnée.

Il nous paraît important de souligner ici qu’une indexation systématique des créances aurait  permis d’éviter la crise financière récente ou, tout au moins, d’en réduire la portée (Guillaumont Jeanneney 2010). La crise financière a son origine dans la crise des « prêts subprimes » aux Etats-Unis. Ceux-ci sont des prêts immobiliers à une clientèle de faible solvabilité par opposition à la clientèle traditionnelle, dite de « prime » ou « A ».  Cette pratique est née dans les années 1990, et s’est beaucoup développée depuis le début de la décennie. Bien qu’il n’y ait pas d’évaluation officielle du marché des subprimes, on estime qu’il aurait été multiplié par sept entre 2001 et 2007 pour atteindre 20% des crédits immobiliers (Artus et al. 2008 p. 28). Les banques, comme l’ensemble des investisseurs institutionnels, étaient à la recherche de placements rentables, dans une période de faibles taux d’intérêt. Trois mécanismes ont favorisé la croissance, puis la crise, des « subprimes ».

  1. Les emprunteurs mesuraient mal les charges financières de leur emprunt accordé pour une grande part à taux d’intérêt variable (indexés sur le taux directeur de la FED) ou avec un système complexe de taux mixtes (fixe et variable). Il arrivait que les charges de remboursement fussent très allégées au démarrage pour attirer l’emprunteur. « On constate (entre 2001 et 2006) une très forte augmentation de la part des emprunts à taux variables au détriment des emprunts à taux fixes : les premiers passent de 1 à 13 % et les derniers de 41 à 26 %. Le reste est composé de prêts hybrides (à taux fixes les premières années, puis à taux variables) et des prêts « ballons » qui prévoient le remboursement d’une partie importante du capital à la dernière période. Ces derniers sont surtout populaires en 2006 où ils représentent 15% des prêts subprimes (contre moins de 3 % en 2005) (Artus et al. 2008, p.28).  Le service de la dette pouvait au moment de l’acceptation du crédit paraître minime. « Dans certains cas, au plus haut de l’euphorie, les institutions financières (principalement non bancaires) ont eu recours à des pratiques commerciales très agressives, parfois même à la limite de la légalité » (Artus et al. 2008, p. 48)
  2. Les crédits étaient rechargeables en ce sens que la hausse de la valeur du bien hypothéqué permettait à l’emprunteur de se ré-endetter à hauteur de cette hausse et pour un objet différent du prêt initial. L’abondance des prêts immobiliers faisant monter le prix des immeubles, la croissance des crédits a été auto-entretenue.
  3. Les banques étaient d’autant moins sensibles au risque de ces crédits qu’elles les partageaient avec d’autres institutions à travers la titrisation des créances[20]. La baisse des taux d’intérêt et de rendement des crédits a conduit à introduire dans la titrisation des titres plus risqués, donc moins liquides et plus rentables. C’est ainsi que deux tiers des prêts « subprimes » accordés aux Etats-Unis ont été titrisés, la tritrisation comportant souvent plusieurs étages d’assemblages de créances.  En bout de course les investisseurs (fonds mutuels, compagnies d’assurances) ont acheté ces produits structurés à titre de diversification ou d’amélioration du rendement, d’autant plus volontiers qu’ils étaient bien notés par les agences de notation, (Banque de France, 2009).[21]

Si l’indexation des crédits immobiliers avait été obligatoire comme le préconisait Maurice Allais, la situation aurait été tout à fait différente. D’une part les ménages américains auraient pu apprécier clairement les engagements qu’ils prenaient avec un système simple d’annuités constantes en termes réels, alors que la pratique des taux variables ou hybrides a rendu opaques les prévisions du service de leur dette. D’autre part l’augmentation du service de la dette due à la hausse du taux directeur de la FED, qui s’est révélée insupportable pour les ménages les plus fragiles, aurait été évitée[22]. On peut aussi considérer que la hausse des prix de l’immobilier, bien supérieure à celle des prix à la consommation, n’aurait pas normalement conduit à une capacité supplémentaire d’emprunts hypothécaires  dans la logique de l’indexation de la créance sur un indice général des prix comme le préconisait Maurice Allais et non sur un indice spécifique, la capacité d’emprunt dépendant de l’évolution du revenu réel de l’emprunteur et non de la valeur du bien hypothéqué. L’indexation des créances n’aurait certes pas exclu la titrisation de ces créances, mais les risques assumés par les détenteurs des titres auraient été considérablement atténués.

L’indexation obligatoire des créances n’aurait sans doute pas empêché la bulle immobilière parce que celle-ci a été liée à l’acceptation de primes de risque élevées face à l’excès des liquidités et à la baisse du taux d’intérêt réel. Mais en imposant une plus grande transparence dans les conditions réelles des prêts, elle aurait sans doute contribué à en réduire l’ampleur.

Maurice Allais écrivait il y a vingt ans[23] : « Il est certain qu’une économie ne peut être pleinement efficace que si l’on réduit au maximum les incertitudes sur l’avenir, et, pour réduire ces incertitudes autant qu’il est possible, la première condition à réaliser est d’utiliser une même référence de valeur stable pour tous les calculs économiques engageant l’avenir. Dans la conjoncture d’aujourd’hui personne au monde ne peut prévoir actuellement ce qui va se passer dans les prochains mois en ce qui concerne les taux d’intérêts, les valeurs des monnaies et les cours boursiers. Nous vivons dans un monde incertain et dangereux. Dans ce monde l’indexation serait un puissant facteur réducteur de l’incertitude ». Au seuil de cette année 2014 où l’on s’interroge sur les chances d’une reprise durable de la croissance, ce texte n’a certes  pris aucune ride.

Références

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Artus P., Betbèze J-P., de Boissieu C., Capelle-Blancard G. (2008) La crise des subprimes, Conseil d’Analyse Economique, La documentation française, n° 78, Paris.

Bagehot W (1975) “A new standard of value” The Economist (20 november), reproduit dans Economic Journal (1892), vol. 2, n° 7, p.472-477.

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Blanchard P. et P. Sevestre  (1989) « L’indexation des salaires : quelle rupture en 1982 ? » Economie et prévision, vol. 87, n° 1, p. 67-74.

Boiteux M. (1975) “L’indispensable indexation des emprunts à long terme” Le Figaro, 11 mai.

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Garcia J.A. and van Rixtel A. (2007) “Inflation-Linked Bonds from a Central Bank Perspective” European Central Bank Occasional Papers Series n° 62/June 2007.

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Guillaumont Jeanneney S. (1982)  Pour la politique monétaire. Défense d’une mal aimée, PUF, Paris.

Guillaumont Jeanneney S. (1998) Monnaie et finances, Thémis, PUF, Paris, 1998.

Guillaumont Jeanneney S. (2010)  « L’indexation des créances selon Maurice Allais » dans A Diemer, J  Lallement et B. Munier Maurice Allais et la science économique, Clément Juglar,   p. 297-308.

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Shiller, R.J (2003) “The Invention of Inflation-indexed Bonds in Early America”, National Bureau of Economic Research, Working Paper Series, n° 10183.


[1] Repris dans l’article L. 112-2 du code monétaire et financier

[2] Dans les années soixante-dix l’Etat a émis des titres indexés sur des références autres que le niveau général des prix, prix du lingot d’or et de l’écu (emprunt Giscard) ou écu seul (emprunt Barre).

[3] Maurice Allais a précisé que « le déflateur du produit national brut nominal n’est connu exactement qu’après un délai de l’ordre d’une année ; mais il est parfaitement possible d’en obtenir des estimations approchées qui pourraient être publiées à la fin de chaque mois » (note 17 dans Pour l’indexation). A l’heure actuelle l’indice de référence est en général un indice des prix à la consommation. C’est par exemple l’indice harmonisé des prix à la consommation de la zone euro qui est préconisé par la Banque centrale européenne (Avis de la Banque centrale européenne du 3 juin 2004 sollicité par le ministère français de l’Économie, des Finances et de l’Industrie sur un projet de disposition législative autorisant les prêts des établissements de crédit indexés sur l’inflation (CON/2004/20)). Garcia et van Rixtel (2007) expriment la même opinion et signalent que seul le gouvernement italien a émis des obligations publiques à dix ans indexées sur le déflateur du PIB en 1983 ce qui ne fut pas un succès (p.19).

[4] Pour l’indexation, p.43-44.

[5] « Maurice Allais et l’indexation » Le Figaro, 29 octobre 1990.

[6] Mon intervention lors du débat avec Maurice Allais à l’Association française de Science économique le 9 novembre 1989, reproduit in M. Allais, Pour l’indexation, p.155.

[7] Pour l’indexation,  p.87.

[8] L’Annexe V  reproduit certains éléments des débats sur l’indexation tenus lors du Colloque de l’Association française de Science Economique du 9 novembre 1989 sur « Les conditions monétaires de l’économie de marchés » tenu en l’honneur de Maurice Allais. L’argumentation à laquelle se réfère Maurice Allais a été développée dans l’article de la Revue d’économie politique et dans mon livre Pour la politique monétaire, déjà cités, et résumée dans Monnaie et finances  (1998) p.99-101.

[9] En appelant A le montant d’un prêt indexé à terme d’un an,  r le taux d’intérêt stipulé dans le contrat et  B le service total de la dette (intérêt plus remboursement) :

et en définissant i comme le taux d’intérêt nominal, soit  et donc , qui est la définition du taux d’intérêt réel.

[10] Ce qui revient à considérer que , ce qui est proche de la définition précédente de r (note 9), mais non équivalent.

[11] Un exemple simplifié permet d’illustrer la différence entre les deux types d’indexation. Supposons une inflation constante de 10% par an. Un agent contracte un emprunt de 100 euros pour dix ans indexé sur le niveau général des prix avec un taux d’intérêt de 2% : il paye un intérêt de 2,2 % la première année, de 2,24 % la deuxième année et ainsi de suite 10% de plus chaque année et il rembourse au bout de 10 ans 259,37 euros (soit ) ; en termes réels, la charge d’intérêt reste égale à 2 euros chaque année et le remboursement à 100 euros et sa situation est exactement identique à celle dans laquelle il se serait trouvé si la valeur de la monnaie était restée stable. Supposons maintenant qu’un agent emprunte la même somme, mais à un taux d’intérêt indexé sur EONIA plus 2% et supposons que EONIA soit égal au taux d’inflation ; sa charge d’intérêt est de 12 euros chaque année et il rembourse 100 euros la dixième année. Si l’on calcule le service de sa dette à prix constants, celui-ci s’élève à 10,9 euros la première année (au lieu de 2 euros dans le cas précédent), 9,9 la deuxième année et diminue chaque année. Au bout de dix ans le remboursement n’est plus que de 39 euros.  

[12] Le premier marché à terme de créances a été créé à Chicago en 1975 et le MATIF parisien a vu le jour en 1986.

[13] L’exemple suivant permet d’illustrer le mécanisme : un agent possède une créance dont le taux d’intérêt fixe  s’élève à 10% en raison d’une inflation anticipée de 8%. Mais il craint que l’inflation soit supérieure et que son  accélération entraîne une hausse des taux d’intérêt, ce qui se traduirait par une baisse du cours de sa créance sur le marché ; il va donc vendre à terme une créance équivalente à celle qu’il possède et si au moment de l’échéance de son contrat à terme le cours au comptant est inférieur au cours à terme il empochera la différence. S’il replace ce gain la valeur réelle de son portefeuille sera inchangée. Naturellement si l’inflation est inférieure au niveau anticipé, le taux d’intérêt baissant il supportera une perte compensée par l’intérêt maintenant excessif qu’il a reçu. Un raisonnement inverse s’applique à la situation de l’emprunteur.

[14] Article L112-3 du code monétaire et financier.

[15] Dites aussi « Treasury Inflation–Protected Securities » (TIPS).

[16] Ce chiffre nous a aimablement été communiqué par la Banque de France (Source Bloomberg).  Les statistiques publiées par la BCE dans son bulletin mensuel relatives aux encours ou aux émissions de titres distinguent les titres à taux fixes et les titres à taux variables, mais elles ne fournissent pas d’indication sur les titres indexés.

[17] On ne trouve aucune trace de l’existence de crédits indexés dans le bulletin mensuel de la Banque centrale européenne. Aucune donnée n’est disponible.

[18] Jean –Paul Fitoussi  Le Monde, 3 mars 2009. Voir aussi Zygmunt Bauman Le Monde, 28 février 2009

[19] Pour l’indexation, p.68-69.

[20] La titrisation consiste dans l’assemblage par une institution financière d’un portefeuille composé de créances bancaires et/ou d’instruments financiers divers, via le recours à un véhicule ad hoc (SPV) émettant les titres et portant les actifs sous-jacents.

[21] En Europe continentale le marché des créances immobilières est différent et il n’y a guère d’équivalent du prêt « subprime », contrairement au Royaume Uni. En France, le volume des crédits immobiliers a augmenté, mais la répartition des prêts en fonction du revenu des emprunteurs a très peu varié. La part des prêts à taux variable a cependant nettement augmenté au début de la décennie, passant de 4% en 2002 à 20% en 2005 ; elle a diminué depuis et n’était plus que de 2% en 2008 (Artus et al. 2008, p.33).  Faut-il y voir une influence de Maurice Allais ?

[22] Le taux directeur de la FED a gagné progressivement 4,25  points de % entre 2004 et 2007, passant de 1 % à 5,25 % : ainsi la charge d’intérêt pour un emprunt à taux variable de 100 dollars a cru de 4,25 dollars entre 2004 et 2007. Dans le même temps l’indice des prix à la consommation a cru d’environ 10% ; en supposant un taux d’intérêt réel de 3 % stipulé au contrat, l’intérêt dû n’aurait augmenté que de 0,3 dollar en 2007 par rapport à 2004.

[23] Pour l’indexation, op.cité, p. 68