Prix 2023 : Odran Bonnet, Guillaume Chapelle, Alain Trannoy, Étienne Wasmer, lauréats de la 6ème édition du Prix
La cérémonie de remise du Prix Maurice Allais de Science Economique 2023 a eu lieu le 2 juin 2023 à l’École Mines Paris.
Le Prix Maurice Allais 2023 a été attribué à Odran Bonnet, Administrateur de l’INSEE, Guillaume Chapelle, Maître de Conférences à l’Université de Cergy Paris, Alain Trannoy, Directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales à Marseille et Étienne Wasmer, Professeur d’Économie à New York University Abu Dhabi, pour leur article intitulé : « Land is back, it should be taxed, it can be taxed » publié en 2021 dans l’European Economic Review.
Après s’être prononcé dès 1966 en faveur de l’instauration d’un impôt sur le capital dans un article paru dans la revue Droit social, Maurice Allais plaidait, dans L’Impôt sur le Capital et la Réforme monétaire (1977), pour une abrogation de l’impôt sur le revenu au profit d’un impôt annuel de 2 % sur le capital matériel (machines, équipements, terre, immeubles, etc.) à l’exception du patrimoine financier. L’objectif était d’encourager l’apport d’épargne des Français à l’effort de production et la compétitivité du pays, et de décourager les attitudes attentives et spéculatives.
L’apport d’Odran Bonnet, Guillaume Chapelle, Alain Trannoy et Étienne Wasmer à l’idée de Maurice Allais est de concentrer exclusivement l’impôt sur le capital foncier, d’une part, et, d’autre part, d’introduire un taux d’imposition différencié dépendant de l’usage du terrain : foncier non construit à visée spéculative, foncier à usage locatif, foncier à usage résidentiel, foncier industriel, commercial et professionnel.
Selon les lauréats du Prix, ce modèle de taxation doit permettre de rendre l’économie la plus productive possible, alors que la valeur du patrimoine foncier n’a cessé d’augmenter en France. Ainsi, un prélèvement de 2 % sur la valeur de tous les terrains détenus par les entreprises et les particuliers – estimée à 7 000 milliards d’euros – rapporterait 140 milliards d’euros par an, et permettrait également d’alléger la fiscalité sur les autres éléments du capital et sur le travail, source d’un accroissement plausible d’un point de croissance française.
Cette proposition de « taxe sur la terre » aurait des effets tant en matière de justice sociale que sur le plan de l’efficacité économique. D’une part, elle approfondit l’idée de Maurice Allais d’un impôt sur le capital immobilier, devant permettre de décourager la rente improductive, et, dans la mesure où la propriété de la terre est inégalement répartie, de contribuer à la justice fiscale. D’autre part, en introduisant un dispositif de taux différenciés selon les usages du foncier, elle donne les leviers d’une plus grande efficacité fiscale et sans doute d’une meilleure acceptabilité sociale.
Le Jury du Prix Maurice Allais 2023 a ainsi tenu à récompenser la rigueur scientifique, la qualité du développement théorique et la portée pratique de l’article d’Odran Bonnet, Guillaume Chapelle, Alain Trannoy et Etienne Wasmer.
Prix 2021 : Stefanie Stantcheva, lauréate de la 5ème édition du Prix
La cérémonie de remise du Prix Maurice Allais de Science Economique 2021 a eu lieu le 5 novembre 2021 à l’École Mines ParisTech.
Le Prix Maurice Allais 2021 a été décerné à Stefanie Stantcheva, Professeure d’Economie à l’Université Harvard, pour son article intitulé « Optimal Taxation and Human Capital Policies over the Life Cycle » publié en 2017 dans le Journal of Political Economy.
Stefanie Stantcheva, économiste française d’origine bulgare, est l’une des meilleures spécialistes mondiales de la fiscalité.
Née en 1986 en Bulgarie, elle séjourne en Allemagne de l’Est jusqu’à la chute du mur de Berlin et effectue l’essentiel de sa scolarité et de ses études supérieures en France. Elle obtient notamment une maîtrise en économie et finance de l’École polytechnique en 2008 et un master en économie ENSAE / École d’économie de Paris en 2009, puis un doctorat en économie du Massachussetts Institute of Technology (MIT) en 2014.
Elle rejoint l’Université Harvard en tant que boursière (junior fellow) en 2014. Professeure assistante (2016), puis professeure associée (2017), elle est titularisée Professeure en 2018, soit quatre ans après son arrivée – un délai record.
Stefanie Stantcheva se spécialise alors dans les questions de fiscalité en cherchant à en renouveler l’approche et la méthode. C’est notamment sous l’angle de leur acceptabilité par les citoyens qu’elle s’intéresse aux politiques économiques, et c’est dans cet esprit qu’elle fonde le Social Economics Lab.
Afin de mieux connaître les ressorts du rejet ou de l’adhésion à l’impôt, elle crée une nouvelle génération d’enquêtes en lignes, réalisées dans plusieurs pays. Cette collecte de données à grande échelle permet notamment d’expliquer comment les citoyens forment leurs opinions et leurs croyances. La méthode mise en œuvre par Stefanie Stantcheva apporte ainsi aux acteurs publics des grilles d’analyse et des outils à la décision totalement nouveaux, qui permettent d’adapter le plus finement possible les politiques économiques.
Active dans le débat d’idées et impliquée dans la vie de la Cité, Stefanie Stantcheva est membre du Conseil d’analyse économique, organe de conseil placé auprès du Premier ministre. Elle a également fait partie du Comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital, et de la commission internationale sur les grands défis économiques présidée par Olivier Blanchard et Jean Tirole, où elle a notamment travaillé sur les inégalités et l’insécurité économiques.
Elle est par ailleurs, depuis 2020, éditrice du Quarterly Journal of Economics, édité par le département d’économie de Harvard, et l’une des plus prestigieuses revues économiques.
Les recherches de Stefanie Stantcheva portent actuellement sur la fiscalité, un domaine de recherches qu’elle a fortement renouvelé à la fois par ses angles d’études – les effets à long terme des politiques fiscales, sur l’innovation, l’entrepreneuriat, la mobilité sociale et professionnelle – et par ses méthodes – des enquêtes de terrain et des données construites au plus près des citoyens.
L’objectif de ses recherches, et en particulier de l’article récompensé par le Prix, est d’élaborer une taxation optimale: une fiscalité qui maximise l’apport des impôts à la société – l’investissement public dans les infrastructures et les services publics, la redistribution équitable des revenus – et qui minimise les coûts pour les acteurs économiques.
Autrement dit, en réduisant l’impact des changements de comportement des individus et des entreprises – les délocalisations, l’évasion fiscale, la désincitation à innover ou à entreprendre – la taxation optimale doit permettre de répartir de la façon la plus efficace possible les charges qui pèsent sur les individus d’une société, et donc de maximiser le bien-être social.
Compenser les distorsions sociales, fiscales et d’information affectant l’amélioration du capital humain, stimuler le rendement du travail, redistribuer les ressources en gardant tout cela en mémoire : Stefanie Stantcheva veut améliorer la conception des politiques fiscales.
Elle se garde pourtant bien de déterminer une fiscalité optimale qui serait déconnectée de la réalité. Par un aller-retour permanent entre modèles théoriques et données inédites, elle distingue les contraintes, les attentes et les perceptions vis-à-vis de la fiscalité spécifiques à chaque situation, de façon à pouvoir s’adapter à chaque pays et à chaque période.
Prix 2019 : Fabrice Collard, Michel Habib et Jean-Charles Rochet, d’une part, et Philippe Mongin, d’autre part, lauréats de la 4ème édition du Prix
La cérémonie de remise du Prix Maurice Allais de Science Economique 2019 a eu lieu le 17 mai à l’École Mines ParisTech. Le Jury a unanimement souhaité cette année, à titre exceptionnel, ne pas départager deux candidatures présentant toutes deux un intérêt majeur. Fabrice Collard, Michel Habib et Jean-Charles Rochet, d’une part, et Philippe Mongin, d’autre part, sont les lauréats de cette 4ème édition.
– Fabrice Collard, Directeur de recherche au CNRS, Toulouse School of Economics, Michel Habib, Professeur à l’Université de Zurich, Department of Banking and Finance et Jean-Charles Rochet, Professeur à l’Université de Genève, Geneva Finance Research Institute, pour leur article intitulé « Sovereign Debt Sustainability in Advanced Economies », publié en 2015 dans le Journal of the European Economic Association :
Dans le contexte de crise financière et de récession, et alors que la littérature scientifique se focalise sur la dette souveraine des pays émergents, les auteurs cherchent à établir une mesure rigoureuse de la soutenabilité de la dette publique dans les pays développés, question qui constitue aujourd’hui un enjeu crucial pour le fonctionnement des démocraties.
À l’inverse de la plupart des économistes, qui présupposent que chaque gouvernement a pour objectif de maximiser le bien-être de ses administrés et de leurs descendants, les auteurs postulent au contraire que chaque gouvernement agit à très court terme et cherche avant tout à conserver le pouvoir. Un gouvernement chercherait donc à éviter de se trouver en situation de défaut de remboursement, quitte à augmenter la charge pour les générations futures.
Dans leur article, les auteurs proposent un modèle qui présente des avancées majeures sur le plan de la politique économique. Il fournit notamment une formule qui permet d’évaluer le ratio maximum dette/PIB soutenable par un pays, mais également de calculer une probabilité théorique de défaut pour chaque pays.
– Philippe Mongin, Directeur de Recherche au CNRS, GREGHEC, HEC Paris, pour son article intitulé « The Allais paradox: what it became, what it really was, what it now suggests to us », publié en 2018 dans Economics and Philosophy :
Dans cet article, Philippe Mongin revisite le « paradoxe d’Allais », qui remet en question le modèle traditionnel de rationalité des choix.
Conceptualisé au début des années 1950, le paradoxe d’Allais montre qu’un individu confronté à une loterie ne va pas chercher à maximiser ses gains espérés ni même l’utilité espérée de ses gains, mais plutôt tenir compte non seulement des utilités espérées mais aussi des chances perçues de les obtenir. Ainsi, à l’approche de la certitude, l’aversion de l’individu à l’égard du risque augmente de façon beaucoup plus considérable que la théorie jusque là acceptée ne le laissait prévoir. Le paradoxe d’Allais a profondément influencé la théorie des risques et l’économie comportementale, et plus largement la vie des idées au XXe siècle.
Philippe Mongin montre, grâce à l’une des seules monographies existantes sur le paradoxe d’Allais, que ce paradoxe est bien plus qu’un contre-exemple constaté dans les études expérimentales : c’est un argument normatif qui cherche à expliquer ce que devrait être le comportement des individus face au risque, notamment sur les marchés financiers. Il démontre en cela non seulement la vigueur épistémologique du paradoxe d’Allais mais aussi sa véritable acuité, tant il permet de comprendre les mécanismes économiques contemporains.
Prix 2017 : Hélène Rey, lauréate ; Fabio Maccheroni, Massimo Marinacci et Aldo Rustichini, nominés
La cérémonie de remise du Prix Maurice Allais de Science Economique 2017 a eu lieu le 19 mai à l’École Mines ParisTech. Le Prix a été attribué à Hélène Rey pour son article intitulé « Dilemma not Trilemma : The Global Financial Cycle and Monetary Policy Independence ». Le Jury a également tenu à distinguer en qualité de nominés trois économistes de nationalité italienne : Fabio Maccheroni, Massimo Marinacci et Aldo Rustichini, pour leur article intitulé « Ambiguity Aversion, Robustness, and the Variational Representation of Preferences ».
La lauréate 2017 : Hélène Rey, Professeur à la London School of Economics
Diplômée de l’ENSAE et de Stanford University, et titulaire de PhDs de la London School of Economics et de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Hélène Rey est aujourd’hui titulaire de la chaire Lord Bagri à la London Business School, après avoir enseigné à Princeton University.
Lauréate de nombreux prix scientifiques, cette économiste française a notamment reçu en 2006 le Prix Bernácer, récompensant un économiste européen de moins de 40 ans travaillant sur la macroéconomie, et en 2013 le Prix Yrjö Jahnsson attribué à un économiste européen de moins de 45 ans, qu’elle a partagé avec Thomas Piketty. Elle est également membre du Haut Conseil de stabilité financière et de la Commission économique de la Nation.
Hélène Rey est reconnue au niveau international dans le domaine de la macroéconomie monétaire. Ses recherches sur les taux de change et les flux de capitaux visent en particulier à identifier les déterminants et les conséquences des crises et des déséquilibres financiers.
Le Prix Maurice Allais 2017 lui est décerné pour son article intitulé « Dilemma not Trilemma : The Global Financial Cycle and Monetary Policy Independence », publié dans Federal Reserve Bank of Kansas City, Proceedings – Economic Policy Symposium – Jackson Hole, 2013.
Dans cette contribution, Hélène Rey s’interroge sur la validité dans le monde actuel du fameux « triangle d’incompatibilité » de Robert Mundell, appelé « trilemma ». Le raisonnement était issu du modèle théorique de Mundell-Fleming, application en économie ouverte de l’analyse keynésienne élémentaire, remontant aux années 1960. Ce « trilemma » affirmait que l’on ne pouvait avoir que 2 choses parmi les 3 suivantes : (a) des parités de changes fixes ; (b) la liberté de fixer le taux d’intérêt de l’économie, signe d’autonomie de la politique monétaire ; et (c) la liberté de circulation des capitaux, notamment des capitaux « flottants » ou encore capitaux à court terme. Ce résultat théorique a fourni l’un des fondements des cours d’économie internationale sur lesquels des générations d’étudiants ont planché jusqu’au milieu des années 2000.
À première vue, le monde actuel peut donner l’impression de respecter ce « trilemma », car le régime de change dominant est aujourd’hui non pas celui des changes fixes, mais celui des changes fluctuants ; les capitaux circulent librement ; et les politiques monétaires conduites par les banques centrales semblent décidées en toute souveraineté. L’objectif de l’article d’Hélène Rey a été de montrer que la réalité est autre, car le « trilemma » n’en est plus un. On peut résumer la démarche suivie par Hélène Rey dans cet important document en trois points :
(1) En premier lieu, une analyse des interdépendances des flux de capitaux, de la croissance du crédit et du prix des actions entre 7 principales zones géographiques du monde (Amérique du Nord, Amérique Latine, Europe centrale de l’Est, Europe de l’ouest, Pays émergents d’Asie, Asie, Afrique) conduit Hélène Rey à démontrer, sur la période 1990-2013, l’existence d’un « cycle financier global ». Ce cycle global apparaît comme un cycle mondial de la confiance, corrélé négativement à l’incertitude des marchés mondiaux.
Le cycle financier global des mouvements de capitaux est susceptible de conditionner les politiques monétaires menées dans les pays des diverses zones.
(2) Dans une seconde étape, Hélène Rey montre que ce cycle global dépend de la politique monétaire des États-Unis (la politique monétaire de la Fed consistant à fixer les taux d’intérêt à court terme). Il en résulte que les politiques monétaires des pays des différentes zones ne sont pas indépendantes mais sont de facto sinon contraintes du moins partiellement conditionnées par la politique monétaire américaine, ceci alors même que les situations conjoncturelles propres à chacune des zones évoquées plus haut ne coïncident pas nécessairement avec le cycle financier global. Ce conditionnement est susceptible de générer pour les économies considérées des coûts très importants en termes de déséquilibre économique et donc en termes de perte d’efficacité. Hélène Rey y voit notamment la source de périodes de croissance excessive du crédit, de la formation de bulles financières.
(3) Il en résulte qu’il faut choisir désormais entre des politiques monétaires réellement indépendantes et donc efficaces, et une pleine liberté des mouvements de capitaux. Les changes sont pourtant fluctuants, et cette conclusion constitue donc un démenti de la conception du « trilemma », pour établir celle d’un « dilemma » : il faut bel et bien choisir entre l’autonomie effective de la politique monétaire et la liberté de circulation des capitaux à court terme, quel que soit le régime des changes installé.
Comment choisir ? Hélène Rey argumente que, en contradiction avec les enseignements du modèle de croissance orthodoxe, les études empiriques ne montrent guère les effets positifs de la libre circulation des capitaux, mais plutôt que cette libre circulation perturbe à la fois les politiques monétaires des pays et les marchés d’actifs financiers. Hélène Rey en déduit qu’il est préférable de règlementer les flux de capitaux à court terme pour rendre aux politiques monétaires leurs autonomies.
Ces conclusions rejoignent celles des économistes de la fin des années Quarante (Ragnar Nurkse, International Currency Experience, 1947) lorsque le bilan des graves déséquilibres des années Trente avait été tiré. La leçon a perduré chez les économistes, y compris les plus libéraux, jusqu’à ce qu’elle soit – hélas – oubliée à partir de la révolution reaganienne des années Quatre-vingt. Les remettre en honneur aujourd’hui – dans un cadre différent et en s’appuyant sur des analyses différentes – comporte une série d’implications majeures de politique monétaire pour l’avenir, même immédiat. Elles vont dans un sens souhaité par Maurice Allais tout au long de sa carrière de chercheur, comme diverses publications en attestent.
Les nominés 2017 : Fabio Maccheroni et Massimo Marinacci, Professeurs à l’Université Bocconi de Milan et Aldo Rustichini, Professeur à l’Université du Minnesota
Trois économistes de nationalité italienne : Fabio Maccheroni, Professeur au Département des Sciences de la décision de l’Université Bocconi de Milan, Massimo Marinacci, Professeur titulaire de la chaire AXA-Bocconi au Département des Sciences de la décision de l’Université Bocconi de Milan, et Aldo Rustichini, Professeur au Département d’Économie de l’Université du Minnesota ont été nominés par le Jury pour leur article intitulé « Ambiguity Aversion, Robustness, and the Variational Representation of Preferences », publié en 2006 dans Econometrica.
Quelques explications préalables sont nécessaires pour donner le sens de cette contribution.
Dans la théorie des anticipations rationnelles héritée des années Soixante, les acteurs de l’économie sont sûrs d’avoir le bon modèle et ont tous le même, de sorte qu’ils prévoient le prochain état de l’équilibre économique de façon non ambiguë. Cette hypothèse est apparue de moins en moins satisfaisante dans un monde dont la turbulence s’est considérablement accrue, mais aussi dans lequel, non seulement les avenirs possibles, mais aussi les spécifications des modèles dont se servent – mentalement ou physiquement – les agents économiques sont de plus en plus soumises au doute, à l’incertitude épistémique. Des modélisations de l’ambiguïté elle-même ont ainsi fleuri, les unes portant plus directement sur les évènements à venir (probabilités a priori multiples), les autres sur la conviction d’avoir le bon modèle permettant de prévoir la distribution de probabilité à affecter à l’état futur du système économique (ambiguïté épistémique). Maurice Allais voyait avec un scepticisme désapprobateur la théorie des anticipations rationnelles, qu’il percevait comme un moyen commode, certes, de lever les difficultés de l’extension au cas dynamique ou inter-temporel du modèle d’équilibre général de l’économie, mais comme une hypothèse peu conforme à la réalité. Les succès grandissants de l’économie et de la finance comportementales ont récemment fait ressortir cette faible conformité à l’expérience. Les trois auteurs nominés au Prix Maurice Allais relient explicitement leur article à ce courant de pensée.
Par ailleurs, la plupart d’entre nous avons traditionnellement vécu l’ambiguïté comme quelque chose à éviter. Mais les uns chercheront à l’éviter à tout prix, d’autres moins ardemment, quand certains s’y complairont peut-être… De même que, depuis longtemps, on a accepté la notion qu’il y a chez différents individus une aversion ou un penchant pour le risque, il nous a fallu admettre l’idée qu’il y a chez certains une aversion, chez d’autres un goût pour l’ambiguïté. Mais la définition formelle du paramètre correspondant a retenu toute une partie de la recherche économique depuis le début des années 2000. On peut en retenir une définition étroite et une définition large.
La définition large pose qu’un individu fait preuve d’aversion à l’ambiguïté dès lors qu’il s’écarte d’un comportement caractérisable par l’espérance d’utilité. L’idée découle en droite ligne du fameux Paradoxe d’Allais paru au début des années 1950, selon lequel, même lorsque les probabilités sont bien connues (situations de risque au sens strict), la règle de comportement des acteurs de l’économie dite d’utilité espérée s’avère ne pas être un bon descripteur de ces comportements. Il faut en effet prendre en considération une fonction de transformation psychologique des probabilités, un modèle dit « à dépendance de rang » dont Maurice Allais avait exprimé l’idée déjà précise en 1952 déjà et qu’il a élaboré en réponse au Paradoxe et à d’autres résultats expérimentaux en 1986 – un texte que peu d’économistes connaissent. De là à admettre qu’une connaissance ambiguë des probabilités renforce cette transformation psychologique, il n’y a qu’un pas, somme toute assez naturel. D’où la première définition – large – de l’aversion à l’ambiguïté.
La définition étroite restreint l’émergence d’un comportement d’aversion à l’ambiguïté aux seuls cas où il y a violation de la notion de « sophistication probabiliste », qui englobe le modèle à dépendance de rangs comme cas particulier.
Reste qu’il y avait deux définitions, engendrant deux courants théoriques différents dans cette quête d’une théorie, non plus seulement du risque – problème réglé par Maurice Allais plusieurs années auparavant et dans quasiment les mêmes termes que Kahneman et Tversky – mais dans cette quête nouvelle d’une théorie de l’ambiguïté et de l’aversion à l’ambiguïté au sens cerné rapidement ci-dessus.
Le tour de force à la fois économique, mathématique et philosophique de la contribution de Fabio Maccheroni, Massimo Marinacci et Aldo Rustichini en 2006 a consisté à fournir une théorie générale de l’aversion à l’ambiguïté, englobant les deux définitions que l’on vient d’évoquer ainsi d’ailleurs que d’autres ; et une théorie susceptible en outre de s’appliquer à toutes les modélisations possibles connues de cette ambiguïté, qu’elles visent les probabilités des événements à venir (modèles à distributions de probabilité a priori multiples) ou les probabilités épistémiques d’avoir le bon modèle – mental ou physique – de prévision de l’avenir économique (ambiguïté dite de Hans-Sargent).
Rien d’étonnant donc à ce que cet article ait été reconnu comme une pierre blanche sur le sentier d’évolution de l’analyse du risque et qu’il ait été cité à un niveau rare pour un article théorique aussi « pointu » (plus de 800 citations en dix ans). Il se situe dans le sillage de la contribution la plus illustre de Maurice Allais. Une telle contribution ne pouvait donc manquer de retenir l’attention du jury, parmi un nombre pourtant élevé d’autres candidatures de premier niveau international.
Prix 2015 : Xavier Gabaix, lauréat ; Eric Barthalon, nominé
La cérémonie de remise du Prix Maurice Allais de Science Economique 2015 a eu lieu le 29 mai à l’Ecole Mines ParisTech. Le Prix a été attribué au Pr. Xavier Gabaix pour ses travaux remarquables sur la « rationalité limitée ». Le Jury a également tenu à distinguer Eric Barthalon comme nominé pour son ouvrage Uncertainty, expectations and financial instability – Reviving Allais’s lost theory of psychological time.
Le lauréat 2015 : Xavier Gabaix, Professeur à New-York University, distingué par le FMI comme l’un des 25 économistes les plus prometteurs
Diplômé de l’Ecole Normale Supérieure de Paris et de l’Université de Harvard, Xavier Gabaix était en 2015 Professeur à la Stern School of Business de l’Université de New-York, après avoir enseigné au Massachussets Institute of Technology. Il a déjà été récompensé par plusieurs prix scientifiques en économie.
Le Prix Maurice Allais 2015 lui est décerné pour son article intitulé « A sparsity-based model of bounded rationality », publié en 2014 par The Quarterly Journal of Economics, qui constitue en quelque sorte le couronnement de ses recherches sur l’économie de l’attention limitée. Son modèle consiste à poser que l’individu cherchera son intérêt maximum en ne considérant qu’une partie des données qu’un individu rationnel (au sens fort de la théorie néo-classique) aurait retenues, et il permet de savoir à quels degrés d’attention respectifs seront retenues certaines données, et pas d’autres.
Un travail remarquable sur la rationalité limitée, les limites de l’équilibre des marchés et la protection du consommateur
Dans le domaine théorique, les implications essentielles de cette recherche touchent à la détermination des demandes individuelles, donc de la demande agrégée et partant de l’équilibre économique. Par exemple, du point de vue de l’analyse néo-classique, si tous les prix – et notamment le taux de salaire – sont multipliés par un facteur k (on peut penser au passage du Franc à l’Euro), l’offre de travail de l’individu ne change pas, sa demande de fruits et légumes ou de tout autre produit non plus, et l’équilibre général économique pas davantage. Mais la « rationalité limitée parcimonieuse » de Xavier Gabaix modifie ces conclusions : le salaire fait assurément partie des prix « saillants », d’autres prix ne seront pas dans le même cas. Il en résultera des modifications à la fois de l’offre de travail et des demandes de divers autres produits auxquels l’individu n’aura pas consacré le même « degré d’attention » et, de ce fait, l’équilibre général sera modifié. Pour Xavier Gabaix, l’équilibre des marchés ne réalise plus automatiquement l’optimalité de l’utilisation des ressources au niveau collectif.
Pour en venir à des considérations plus immédiatement « pratiques », cette « rationalité limitée parcimonieuse » implique qu’une Autorité Publique doive protéger le consommateur contre l’utilisation par les services marketing des entreprises de ce que l’on peut considérer comme les faiblesses de la rationalité d’un grand nombre de consommateurs.
Les travaux de Xavier Gabaix rejoignent par ailleurs les préoccupations et certaines des conclusions de Maurice Allais dans des ouvrages tels que la Théorie Générale des Surplus, qu’il s’agisse des comportements monétaires ou des équilibres de marchés.
Le nominé 2015 : Eric Barthalon, praticien orfèvre des marchés financiers
Diplômé de l’Ecole Supérieure de Commerce de Paris, Eric Barthalon a exercé d’importantes responsabilités dans le secteur bancaire et est aujourd’hui Chef économiste et directeur de l’allocation tactique d’actifs d’Allianz Investment Management SE.
Il a été nominé par le Jury du Prix Maurice Allais pour son ouvrage intitulé « Uncertainty, expectations and financial instability – Reviving Allais’s lost theory of psychological time », publié en 2014 par Columbia University Press.
Maurice Allais n’a eu de cesse de vouloir rapprocher la théorie économique de l’observation des faits. Favoriser la communication entre praticiens et académiques a donc fait partie de ses priorités. Eric Barthalon a soumis à la Fondation Maurice Allais un travail exemplaire à cet égard.
L’auteur plaide pour remettre à l’honneur de la théorie économique la « théorie perdue du temps psychologique » de Maurice Allais. Ici encore, l’accent est mis sur le fait que les individus n’ont pas de rationalité aussi parfaite que la théorie néo-classique veut bien le dire. Ainsi le « taux d’oubli » conduira à ce que les prix du passé soient partiellement « oubliés » et n’entrent pas tous avec le même poids dans le calcul rationnel des individus, une caractéristique fondamentale de la théorie monétaire – dite HRL – de Maurice Allais.
Un travail riche d’enseignements sur l’« exubérance » des marchés financiers
Eric Barthalon élabore un lien entre ce que Maurice Allais a connu de la crise de 1929 et ce qu’il a lui-même vécu, en tant que praticien de haut niveau, des crises de 1987, de 1998, de 2001 et, bien sûr, de la crise de 2007. En s’appuyant sur une observation empirique inédite – le lien entre taux d’intérêt nominal objectivement observable et taux de croissance nominal subjectivement perçu par le marché, Eric Barthalon ajoute un nouvel étage à la construction monétaire de Maurice Allais. Ses conclusions sur l’instabilité fondamentale due à notre système de création monétaire par les banques commerciales rejoignent néanmoins la vision que Maurice Allais avait développée dans sa théorie HRL de la demande de monnaie. Mais Eric Barthalon va plus loin et, dans les derniers chapitres de son ouvrage, jette des ponts, à la fois inédits et prometteurs, avec la modélisation financière.
Selon le Pr. Bertrand Munier, Président du Jury, « les choix du Jury en 2015 – du lauréat comme du nominé – ont ainsi une signification générale : saluer l’évolution de l’analyse économique vers une discipline, qui, en ne reniant rien de sa spécificité, appuyée sur le comportement rationnel des agents économiques, se rapproche de traits de comportements individuels et collectifs constatés par tout un chacun et qui n’étaient, jusqu’alors, que modélisés par les psychologues. Ce fut le sens d’une très grande partie des recherches conduites par Maurice Allais. »
Prix 2013 : Trois lauréats et deux nominés
La cérémonie de remise du Prix Maurice Allais de Science Economique 2013 s’est déroulée le 31 mai, date anniversaire de la naissance de Maurice Allais, à l’école Mines ParisTech.
Le Prix Maurice Allais a été décerné conjointement à M. le Pr. Roger FARMER, Distinguished Professor, University of California and Senior Norman-Houblon Fellow, Bank of England, Mme Carine NOURRY, Professeure à l’Université d’Aix-Marseille, GREQAM, I.U.F et M. Alain VENDITTI, Directeur de Recherche au CNRS, GREQAM-Université d’Aix-Marseille et Professeur Affilié à l’EDHEC, pour leur article intitulé « The Inefficient Markets Hypothesis : Why financial markets do not work well in the real world », publié en 2012 dans « NBER Working Papers Series ».
Le Jury a également distingué en qualité de « nominés » M. le Pr. Alfred GALICHON, Professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, pour son article intitulé « Dual theory of choice with multivariate risks », publié en 2012 en collaboration avec M. Mark Henry dans le « Journal of Economic Theory », et M. le Pr. Philippe MONGIN, Directeur de Recherche au CNRS, Professeur à H.E.C., pour sa contribution intitulée « Duhemian Themes in Expected Utility Theory », publiée en 2009 dans « French Studies in the Philosophy of Science » (« Boston Studies in the Philosophy of Science », Springer).
Les 19 candidatures étaient toutes au niveau de l’excellence. Le Jury a donc longuement pesé les arguments présentés par les rapporteurs, au cours de débats approfondis. Il s’est aidé de la procédure de vote proposée par Maurice Allais et Bertrand Munier aux Jurys CNRS de Sciences Economiques et de Gestion où ils siégeaient.
Parmi les critères retenus pour la sélection, l’importance de l’apport à la connaissance, la rigueur du raisonnement, la volonté de rapprocher le corpus théorique de la réalité observable, la publication ou la mise en ligne à travers un support prestigieux, la filiation avec la méthode et les avancées des recherches de Maurice Allais, l’effort de reconnaissance et de diffusion de l’œuvre de Maurice Allais ont été les critères majeurs retenus par le Jury.
> Télécharger l’intervention de Christine Allais
> Télécharger l’intervention de Bertrand Munier
> Télécharger l’intervention de Roger Farmer
> Télécharger l’intervention de Carine Nourry
> Télécharger l’intervention d’Alain Venditti