Par Bertrand Munier
En 1947, la seconde édition de la Theory of Games and Economic Behavior parut aux Presses de Princeton et valut à l’ouvrage une notoriété beaucoup plus large qu’auparavant (1ère éd. 1944). Von Neumann et Morgenstern avaient exhumé de l’oubli la communication de Daniel Bernoulli publiée (en Latin de l’époque) par l’Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg en 1738 (connue sous le nom de « Paradoxe de Saint-Pétersbourg ») et lui avaient donné un premier fondement axiomatique, initiant ainsi le courant moderne des choix rationnels par maximisation de l’utilité espérée (UE dans ce qui suit). Maurice Allais est alors quasiment le seul à s’opposer à cette vision de la rationalité. Il refuse de laisser assimiler cette dernière au respect d’un système d’axiomes, quel que soit ce système, et la définit de façon beaucoup plus générale en se référant à l’usage de moyens pertinents pour atteindre les objectifs que l’on se donne. Au-delà, il souhaite montrer que le système d’axiomes de l’UE décrit mal les comportements observables.
Dès 1948, Maurice Allais pense à l’expérimentation pour montrer l’erreur issue de la théorie de l’UE. En 1953, il publie dans le Journal de la Société de Statistique de Paris sous le titre « La psychologie de l’homme rationnel devant le risque, la théorie et l’expérience » une partie des questionnaires qui sous-tendent ses expériences (pratiquées sur un effectif de plus de 250 personnes). Puis il publie – après un combat acharné de plus d’une année[1] – un article destiné à devenir célèbre dans Econometrica, intitulé « Le comportement de l’Homme rationnel devant le risque, critique des postulats et axiomes de l’Ecole Américaine », souvent résumé sous le nom de « Paradoxe d’Allais ». La publication la plus complète des résultats et des interprétations n’interviendra qu’un quart de siècle plus tard dans l’ouvrage coédité par Ole Hagen et Maurice Allais intitulé « Expected Utility Hypotheses and the Allais’ Paradox » (1979) et déclenchera un très large courant de pensée tendant à adopter la vision de Maurice Allais. Ce courant s’est développé notamment dans la série des colloques FUR, organisés depuis 1982 et qui ont acquis une audience considérable depuis. Maurice Allais m’en confia la coordination en 1986. Je l’ai assurée jusqu’à 2005 et y ai beaucoup appris et beaucoup contribué.
Ce que l’on appelle « Paradoxe d’Allais » est en réalité un contre exemple[2] à la théorie de l’UE. Il s’agit d’un ensemble de deux questions extraites des questionnaires de 1948-1953. La première de ces questions demande de comparer une somme certaine de 100 (notée A1) avec une loterie procurant un gain de 100 avec 89% de chances, un autre de 500 avec 10% de chances et un montant nul avec 1% de chances (loterie A2). La seconde question propose de comparer deux loteries B1 et B2. B1 procure un gain nul avec 89% de chances et 100 avec 11% de chances, tandis que B2 procure un gain nul avec 90% de chances et 500 avec 10% de chances. Ces expériences ont été répétées à des milliers d’occasions, soit en laboratoire par des chercheurs de disciplines très diverses, soit sur des terrains variés d’ingénierie de projets dans les domaines du nucléaire et de l’énergie en général, des transports, etc. Les résultats sont extrêmement robustes : entre 2/3 et 3/4 des sujets interrogés choisissent A1 lors du premier choix et B2 lors du second. Or, la coexistence de ces choix chez un même individu suffit à invalider la règle d’utilité espérée.
On constate en effet aisément qu’il est impossible d’avoir dans le même temps :
et aussi :
Il en résulte de ce contre exemple qu’il y a au moins certains cas où l’expression mathématique qui confère un « score » à un pari risqué ne peut pas être ‘linéaire en probabilités’, contrairement à ce qu’impliquent les axiomes de von Neumann et Morgenstern. Il faut noter que cette conclusion est tout à fait indépendante de la notion d’utilité dont il est fait usage, de même qu’elle ne dépend en rien des valeurs numériques indiquées. Les discussions des années Cinquante du « Paradoxe » firent néanmoins des confusions de ce genre, de sorte qu’aucune leçon claire ne put émerger, sans doute par insuffisance d’expression mathématique (pourtant bien simple !) et, finalement, la discussion s’enlisa sans résultat qui se fût imposé. Le champ fut abandonné, en quelque sorte par épuisement des protagonistes… Il demeura parfois comme une impression confuse qu’Allais avait eu tort… Jusqu’à ce que les expériences de psychologues et d’ingénieurs à travers le monde ne fissent resurgir la question à la fin des années Soixante-Dix. L’ouvrage de 1979 déjà évoqué fit le reste, en ce sens qu’il ouvrit la voie à de nombreuses autres recherches expérimentales, puis à la recherche d’un modèle alternatif à l’utilité espérée.
L’axiome dit « d’indépendance » de la théorie de l’UE finit par être clairement mis en cause. Les scores explicitement ou implicitement attribués à un actif ou à un projet risqué ne sont pas ‘séparables’ selon les évènements susceptibles d’influer sur les résultats de l’actif ou du projet, ne sont donc pas des polynômes en probabilité. On ne juge pas une distribution événement par événement sans se préoccuper de ce qui se passe dans l’événement adjacent voire dans tous les évènements complémentaire(s). Dit autrement, pour évaluer des risques et leur conférer un score à cet effet, il faut considérer l’ensemble de la distribution considérée de ces risques, et ne pas se contenter d’additionner les produits des probabilités par les valeurs psychologiques ou utilités. C’est le point essentiel de la novation introduite par la théorie du risque dont on doit créditer Maurice Allais, reprise aujourd’hui par Kahneman et Tversky, Machina, Wakker et bien d’autres qu’on ne saurait tous citer ici.
A cette leçon d’ensemble s’ajoutent trois considérations, exposées par Maurice Allais dès l’article cité de 1953 et reprises dans plusieurs de ses écrits des années 1984-1988[3] :
- Il convient d’ajuster la fonction d’utilité en posant qu’elle est nulle pour la valeur du « capital psychologique ». On peut noter que ceci correspond à l’idée du « point d’ancrage » dont feront grand cas – quarante ans plus tard – Kahneman et Tversky en proposant la « Cumulative Prospect Theory » ;
- Il convient de tenir compte d’une discontinuité de la fonction d’utilité au point u=0, la concavité de celle-ci étant plus marquée pour les gains que pour les pertes. On peut dire que ceci correspond à l’idée que la fonction d’utilité n’est pas la même pour les pertes et pour les gains, idée reprise quarante ans plus tard par Kahneman et Tversky dans la Cumulative Prospect Theory (1992), d’une part ; mais qu’il s’agit d’une version plus générale –moins restrictive, et sans doute mieux corroborée par l’expérimentation– que ce que Kahneman et Tversky appelleront dans les années Quatre-Vingts l’effet de réflexion (« reflection effect ») ;
- La pente de la fonction d’utilité est plus forte pour les pertes que pour les gains. On notera que ceci correspond à l’idée plus tard corroborée par les expériences de Thaler d’aversion pour les pertes (« loss aversion »).
Comme cela ressort de ce qui précède, la théorie du risque la plus récente, pour laquelle on se réfère volontiers aujourd’hui à l’article de Kahneman et Tversky (1992), a été quasi complètement formulée par Maurice Allais dès 1953, de façon moins claire et moins explicite que dans les années 1984-1988, il est vrai, mais antérieurement à 1992 en tout cas. C’est en ce sens que Maurice Allais a été non seulement le précurseur, mais aussi le devancier de tous les autres auteurs, en matière de théorie du risque contemporaine. Naturellement, bien d’autres développements interviennent aujourd’hui, dont l’inspiration n’est, bien entendu, pas issue des réflexions de Maurice Allais. Mais combien d’autres, hier, aujourd’hui, demain, y puiseront leur source ? On ne peut donc que conseiller de relire avec soin cette œuvre, et d’y déceler les pépites de riches innovations à venir.
[1] L’article ne fut finalement publié – en Français – que « sous la seule responsabilité de l’auteur », l’éditeur de la revue ayant souhaité dégager explicitement sa responsabilité ! Il a dû le regretter plus tard !
[2] Il ne s’agit pas d’un cas isolé en matière de théorie de la décision. Dans ce domaine, l’habitude a germé depuis le début du XVIIIème siècle d’appeler « paradoxe » une évidence expérimentale mettant en difficulté une théorie établie, un contre exemple. Ainsi du paradoxe de Saint-Pétersbourg, etc.
[3] On citera plus particulièrement :
1983 : « Fréquence, probabilité et hasard », Journal de la société de Statistique de Paris, vol. 124, n°2, pp. 70-102 et n°3, pp. 144-221.
1984 : « The Foundations of the Theory of Utility and Risk », in : O. Hagen et F. Wensop, eds., Progress in Decision Theory, Reidel, Dordrecht, pp. 3-131.
1988 : « The General Theory of Random choices in Relation to the Invariant Cardinal Utility Function and the Specific Probability Function, the (U,q) Model : A General Overview » in : B. Munier, (ed.) Risk, Decision and Rationality, Dordrecht/Boston, Reidel. Pp. 231-289.