Par Bertrand Munier
Dans Economie et Intérêt (1947), Maurice Allais s’appuie sur les théories du capital issues du marginalisme de Boehm-Bawerk et de Stanley Jevons, à la fin du XIXème Siècle, mais aussi des apports, dans les années Trente, de la théorie du taux d’intérêt d’Irving Fisher et des réflexions de Friedrich von Hayek sur Prix et production (1931), qui conduisirent leur auteur à sa Théorie pure du capital (1941). On peut noter en passant que ces deux ouvrages de Hayek vaudront à leur auteur le Prix Nobel d’Economie quasiment 40 années plus tard, en 1974.
Mais Maurice Allais va aller au-delà de toutes ces contributions, y compris la dernière et la plus achevée avant les siennes, en élaborant une théorie de l’optimum capitalistique et du taux d’intérêt optimal au sens de Pareto (ou de rendement social maximum dans la terminologie d’Allais dans les années Quarante et Cinquante) que l’on ne retrouvera que 13 ans plus tard, chez l’économiste américain Phelps, auquel elle est le plus souvent attribuée à tort, comme l’a relevé Thierry de Montbrial (1986). Dans des contributions ultérieures, Maurice Allais reliera cette théorie de l’optimum capitalistique à la théorie monétaire et en fera la base d’une théorie beaucoup plus générale des fluctuations économiques que celle d’Hayek (1941), pourtant la plus achevée jusque là. Il en résultera une conviction sur la politique monétaire qui rejoindra, mais en se fondant sur une modélisation beaucoup plus complète là encore, les idées d’Irving Fisher sur la monnaie dite 100%. La crise de 2008 conduira à réexaminer de plus près ces dernières contributions, en leur accordant davantage de considération qu’on ne leur en avait prêté jusqu’alors.
La démarche de Maurice Allais fait appel à trois concepts spécifiques à la théorie du capital :
- Le concept de période , caractéristique de la variation d’efficacité marginale des facteurs de production en fonction de leur éloignement dans le temps de la production finale de biens ou de services complexes, concept indépendant de l’époque et du lieu, caractéristique de la recherche de grandeurs universelles en théorie économique par Maurice Allais ;
- Le concept de « revenu originaire national », , somme des valeurs (ou des rémunérations à consentir) des facteurs primaires de production utilisés par unité de temps dans l’économie, à un moment d’observation donné ;
- Le concept de « fonction caractéristique », hérité de Stanley Jevons, dont on rappelle ci-dessous l’usage qui en est fait par Maurice Allais.
Considérons en effet le temps qu’il faut attendre en moyenne après la mise en œuvre initiale des facteurs de production pour obtenir le produit final recherché, que l’on appellera ici « période moyenne de production ». Le revenu originaire – qui mesure l’effort (l’importance de l’investissement) à consentir sera d’autant plus élevé que cette période moyenne sera plus grande, toutes choses égales d’ailleurs. On voit que ce paramètre est caractéristique du degré « capitalistique » de la production concernée. Par exemple, ce paramètre sera beaucoup plus élevé pour la production d’automobile – qui requiert une longue chaîne d’opérations successives – que pour la production de crème glacée, qu’un individu dotée d’une simple machine réfrigérante peut vendre sur un trottoir. De façon similaire, au niveau national, on parlera du degré capitalistique d’une économie en visant la moyenne de toutes les activités de production conduites dans l’économie en question.
De façon générale, on peut noter le montant de revenu originaire ou d’investissement net à consentir par unité de temps, unités de temps avant l’instant où l’on récoltera le fruit de l’investissement. Ce fruit de l’investissement prendra la forme d’un flux de production finale susceptible d’être offerte à la consommation directe des ménages. Cette fonction caractérise donc le profil temporel des investissements qu’il faudra accumuler, unité de temps après unité de temps, jusqu’à obtenir le produit final. C’est cette somme d’investissements que Maurice Allais appelle revenu originaire, comme on l’a vu plus haut.
Dans Economie et Intérêt (1947), Maurice Allais fait alors remarquer que le revenu originaire est égal à la valeur de la production finale récoltée à l’instant . Autrement dit, la valeur d’une production obtenue à l’instant est égale, en régime permanent, à l’intégrale de la fonction depuis la date de début de l’investissement jusqu’à l’instant , stade terminal de la production, si l’on considère le temps comme une variable continue.
On appellera donc cette fonction fonction caractéristique. Mais les valeurs prises par cette fonction caractéristique dépendent du niveau du taux d’intérêt auquel les investisseurs sont confrontés, comme on peut le comprendre intuitivement. Le taux d’intérêt est donc un paramètre de cette fonction, que l’on notera donc de façon plus rigoureuse . On peut ainsi montrer qu’en régime permanent, le revenu national réel obtenu sera maximal pour un taux d’intérêt nul (Economie et Intérêt, pp. 187-190). C’est là un résultat essentiel, montré pour la première fois par Maurice Allais au Chapitre VII d’Economie et Intérêt et que l’on désignera par la suite comme la « règle d’or » du coefficient capitalistique d’une économie.
Dans un article de 1960 intitulé « l’influence du coefficient capitalistique sur le revenu réel par tête », suivi d’une communication au congrès de l’Econometric Society aux Etats-Unis en décembre 1961, Maurice Allais généralisera ce résultat aux économies en croissance, en montrant que le taux d’intérêt ‘pur’ doit alors être égal au taux de croissance réel de l’économie en question.
L’une des conséquences possibles (mais non nécessaire) de cette théorie du capital est la thèse de la neutralité de la quantité de capital disponible par tête par rapport à la productivité marginale du travail, thèse affirmée dans la contribution la plus achevée de cette théorie du capital de Maurice Allais, intitulée « The Role of Capital in Economic Development » a été publiée comme une longue partie (pp. 697-1002) du traité coordonné par T. C. Koopmans en 1965 The Econometric Approach to Development Planning (North Holland). Par ce dernier aspect, la théorie pure du capital de Maurice Allais rejoint la Théorie Générale des Surplus et la vision de la dynamique économique chez Maurice Allais. Davantage que le mécanisme des prix (dont l’importance est de second ordre, aux termes de cette dynamique économique Allaisienne), davantage même que les quantités de moyens matériels mises en œuvre, c’est la pression de la concurrence, l’émulation entre les entreprises, d’une part ; et d’autre part la qualité de la formation des hommes qui sont à la source du progrès économique. Il peut paraître étonnant qu’une théorie du capital conduise à une telle conclusion, mais cette dernière mérite sans doute davantage d’attention que celle qu’on lui a prêtée jusqu’ici. Encore un objet de recherche passionnant – et peut-être très porteur – pour de jeunes chercheurs.
Mais une ultime connexion doit être faite ici entre divers aspects de la pensée économique de Maurice Allais. Il s’agit cette fois-ci de la connexion entre la théorie pure du capital et la théorie monétaire. En effet, Maurice Allais établit une relation linéaire liant le ratio du revenu national au Revenu maximal réalisable, soit , au taux d’intérêt « pur » (taux d’intérêt « psychologique », concept de la théorie monétaire HRL, exposée par ailleurs dans ce site), de sorte que la politique monétaire qui détermine le taux d’intérêt est à la source de la croissance économique et doit être optimisée à cet effet. De la même façon, les fluctuations économiques sont à relier à la politique monétaire et plus généralement à l’organisation du système monétaire. Maurice Allais montrera en effet, dans les années Soixante-Dix, qu’un système de monnaie 100% est stabilisant, alors qu’un système de création monétaire partiellement couvert est beaucoup plus généralement déstabilisant.