Message de Christian GOMEZ
QUELQUES SOUVENIRS AVEC MAURICE ALLAIS……
J’ai rencontré Maurice Allais à la fin des mes années de licence à l’Université de Nanterre en 1972, quand je cherchais le type de DES (ancien nom du DEA) qui me correspondait le mieux pour amorcer des études doctorales. Depuis cette date, je n’ai jamais quitté son sillage jusqu’à l’automne de sa vie. Parmi les nombreux souvenirs que je garde en mémoire, j’en choisis deux qui m’ont particulièrement marqué :
1) La rencontre à Nanterre: Ma première rencontre avec Maurice et Jacqueline Allais se fit dans un petit bureau qui leur avait été alloué par l’Université de Nanterre, à l’heure du déjeuner. Je me souviens de la scène comme si c’était hier. Après avoir tapoté à la porte de verre, j’entrais timidement en m’excusant de les déranger, car ils prenaient une collation, et me présentant, je donnais l’objet (évident) de ma visite. Il y eut un silence. Le Professeur s’arrêta de manger, leva les yeux, commença à me dévisager avec une mine sévère et d’un ton glacial me dit : « Etes-vous prêt à travailler ? Dans ce séminaire, on travaille et si vous n’êtes pas prêt à travailler 16 heures par jour, sept jours sur sept, il vaut mieux renoncer tout de suite ». La dureté de son visage était encore accentuée par les effets encore visibles de la maladie dont il avait été affecté l’année précédente, un zona à l’œil gauche. J’étais pétrifié. J’avais entendu parler du « séminaire Allais » par d’autres élèves de licence et je savais « qu’on n’y rigolait pas » et « qu’il fallait travailler », ce qui d’ailleurs lui donnait, dans l’ambiance qui régnait à Nanterre à cette époque, une très mauvaise réputation parmi les candidats au DES. Mais, précisément, pour moi, cette réputation était la raison majeure de mon choix car je n’avais des théories d’Allais qu’une très vague idée à cette époque. Décontenancé tout de même par l’accueil, je restais un court moment interloqué avant de répondre dans un état second : « Oui, je suis prêt ». Heureusement, Madame Allais, avec sa bienveillance habituelle, me gratifia d’un grand sourire et brisa vite la glace en me montrant les mémoires des « anciens » (les élèves des années précédentes), des « pavés » d’au moins 200 pages, pleins de graphiques et d’équations….. « Vous verrez, me dit-elle, c’est ce que vous ferez vous aussi l’année prochaine ». J’en sortais tout ébloui, assez peu conscient que je venais de faire un des choix les plus importants de ma vie.
En effet, dans les « Grands Séminaires » du vendredi donnés par le maître et les « petits séminaires » du lundi donnés par Madame Allais, j’allais découvrir une économie toute nouvelle pour moi : une économie fondée sur une méthode scientifique résolument inductive où la construction de modèles se déduit d’une analyse rigoureuse et aussi exhaustive que possible des faits empiriques et où les mathématiques sont un instrument au service de la rigueur et non des « cache-misères » de théories défaillantes. Surtout, j’allais acquérir une formation générale (culture, méthode, communication) qui devait m’ouvrir toutes grandes les portes de l’avenir : dans l’Université mais aussi dans la Banque.
2) Le prix Nobel : Je pense avoir été parmi les premiers en France à être informé de l’obtention du Prix Nobel par Maurice Allais et, en tout cas, le premier à l’en féliciter. Tous ses élèves attendaient chaque année cette récompense pour leur Maître. Des bruits couraient. Ce devait être Malinvaud ou Allais mais les années passaient et rien ne se produisait. A chaque mois d’octobre, c’était la même déception, jusqu’à ce jour d’octobre 1988…… J’étais à cette époque « Responsable de la Salle des marchés obligataires de la SG » et vers 10 heures du matin, alors que je surveillais les cours du MATIF devant mes écrans Reuter, la nouvelle s’inscrivit soudain sur le bas de l’écran : « Le Prix Nobel a été attribué à l’économiste français Maurice Allais »… Mon sang ne fit qu’un tour et une intense émotion m’étreignit immédiatement avec ce sentiment : enfin, la consécration, la reconnaissance de tant de travail et de combats….. Bien sûr, je connaissais par cœur le numéro de téléphone de son domicile de Saint-Cloud. Je le fis immédiatement une première fois. La ligne était occupée. Je me mis en rappel automatique et, très vite, j’eus la communication. En fait, la ligne avait sonné « occupée » car c’était l’Académie de Suède qui était en train d’appeler. Peut-être avais-je été informé par le communiqué de Presse avant le récipiendaire lui-même ? Bien sûr, Maurice Allais était très ému et, dans un premier temps, ne comprit pas tout de suite comment je pouvais déjà être au courant…… Je le félicitais. J’étais en larmes. Enfin, c’était arrivé ! Pour lui aussi, ce Prix Nobel sonnait comme une reconnaissance éclatante aux yeux de tous, après les difficultés qu’il avait connues du fait de son originalité, de son avance par rapport à la recherche de son temps et de son indépendance d’esprit. Il commença à me les raconter. Je me souviens de m’être permis de l’interrompre et de lui avoir dit : « Monsieur le Professeur, préparez-vous, il va y avoir beaucoup de monde chez vous dans très peu de temps. Il n’y a pas de temps à perdre ». Il ne semblait pas conscient de ce qui allait se passer. En fait, la vague de journalistes déferla comme prévu très rapidement sur Saint-Cloud et les premières photos parues dans les journaux montrèrent bien que l’effet de surprise avait été complet.
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Pour moi, l’œuvre de Maurice Allais ne peut pas tomber dans l’oubli car elle doit être la base d’un renouveau d’une science, « la science économique », qui s’est engagée, dans ses tendances aujourd’hui dominantes, sur des voies sans issue en abandonnant les bases mêmes d’une approche scientifique, la méthode inductive, à laquelle le Professeur Allais était si attaché et qui l’a conduit à explorer des voies complètement nouvelles. La preuve flagrante de cette échec fut bien la Crise de 2007 dont nous continuons à subir les conséquences aujourd’hui et dont l’une des causes essentielles fut la croyance en des théories « esthétiques » sur le plan formel mais fondamentalement fausses. Samuelson a dit, lors de l’attribution du Prix Nobel à Maurice Allais, que « Si Allais avait écrit en anglais et avait été mieux connu des économistes anglo-saxons, la science économique aurait pris une voie complètement différente ». Ajoutons : pour son plus grand bien… Mais, peut-être n’est-il pas trop tard pour la réorienter en continuant à promouvoir ses œuvres et sa mémoire ? C’est pour cela que la Fondation Maurice Allais fondée par Christine Allais est indispensable. C’est pour cela que participer à sa promotion et à son développement est un devoir pour tous ceux qui ont eu la chance de recevoir les enseignements du grand maître que fut Maurice Allais.
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